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Mer, mère
et oubli: des visions hollywoodiennes et ferrariennnes.
Ce travail
propose une mise en parallèle de trois thèmes, qui
sont également des motifs plastiques et figuratifs: l'élément
liquide, la figure maternelle et l'oubli, qui sont liés
aux concepts de mémoire et d'inconscient. Ces éléments
sont au cur de trois films divergeant de par leurs modes
de production, de distribution et de réception au sein
de l'industrie cinématographique. D'une part, The Blackout
(1997) [1], oeuvre décriée par une majorité
de critiques et boudée par le public, de l'auteur marginal,
marginalisé et surtout en marge du système dominant
hollywoodien qu'est Abel Ferrara. A l'autre extrême, le
film de Robert Zemeckis, What Lies Beneath (2000) [2],
produit hollywoodien destiné au grand public. Entre ces
deux pôles, une uvre de synthèse : Body
Snatchers (1993) [3] : l'incursion du premier cas de figure,
Abel Ferrara, dans le second système, celui d'Hollywood.
Ces trois
films abordent, à des degrés divers et de façon
différente, les motifs de l'eau, de la mère et de
l'oubli. Chaque oeuvre privilégie un ou plusieurs de ces
thèmes, répertoriant de manière différente
les ramifications qui s'étendent des uns aux autres. L'eau
infiltre les lieux, les personnages et les rapports qui se jouent
entre eux dans What Lies Beneath ; Body Snatchers
reformule la question du rapport à la mère et de
l'individuation ; et The Blackout explore l'oubli. Dans
The Blackout, film cyclique qui débute à
l'endroit même de sa fin, ces motifs renvoient continuellement
les uns aux autres dans un mouvement circulaire qui toujours fait
ressurgir la question de la mémoire. Alors que refoulement
et délire sont traités par Ferrara au-delà
de l'économie narrative, dans la plastique et la construction
même du film, Zemeckis met en scène un double niveau
de lecture allant de l'apparent au symbolique sans jamais se détacher
de l'arc narratif et de la structure classique. The Blackout
et What Lies Beneath traitent de la recherche d'une
partie de la conscience inaccessible, Body Snatchers sur
le passage à un état de conscience nouveau, celui
de l'adolescent en phase de devenir adulte, qui doit s'individuer
en faisant table rase du passé, de sa vie d'enfant, du
vécu avec ses parents. Dans chaque cas, la mère
joue un rôle fondamental dans le processus amnésique
par son absence intolérable qui en fait une présence
fantomatique. C'est du traitement des ces thèmes dont il
va être question. Comment sont-ils utilisés et mis
en scène dans un film grand public par opposition à
un film que l'on peut qualifier de film d'auteur, ou du moins
de film indépendant à public restreint et averti
? L'articulation entre ces deux cas se fera à travers la
médiation de Body Snatchers, qui offre l'avantage
de cumuler ces deux aspects.
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Mémoire : " n.f. - XIIe ; memorie 1050 ; lat.
memoria.
I.1. Cour. Faculté de conserver et de rappeler les états
de conscience passés et de ce qui s'y trouve associé.
I.2. Psychol. Ensemble de fonctions psychiques grâce auxquelles
nous pouvons nous représenter le passé comme passé
(fixation, conservation, rappel et reconnaissance de souvenirs).
Mémoire-habitude : conservation dans le cerveau
d'impressions qui continuent à influer sur notre comportement
sous forme d'habitudes. Mémoire affective : reviviscence
d'un état affectif ancien agissant sur nos représentations,
sans que nous en ayons conscience." [4]
1. La mer
: l'en dessous
"Cette
masse énergétique préformelle qui constitue
le chaos originel des Grecs (gr. " ouverture béante
", " gouffre ténébreux ") est associée
à l'idée de l'inconscience." [5]
L'eau contamine
What Lies Beneath d'un bout à l'autre, s'infiltrant
dans tous les interstices de l'économie narrative et même
dans ses aspects figuratifs. L'eau ici est un protagoniste à
part entière. L'élément liquide sera envisagé
sous de multiples formes : eau claire du bain ; eau vaseuse, végétale,
de la mer ; eau de pluie ; boue ; eau sous forme de condensation
chaude (vapeur) ou froide (brouillard) ; eau glacée (neige).
Les eaux de mer en mouvement, opaques et remplies d'une vie organique
sont l'origine et l'aboutissement de la narration. De ce point
de vue, le film reproduit en quelque sorte une image de la vie
elle-même.
Le motif de
l'eau traverse le film de part en part. Il est donné d'emblée
comme la première image, image sur laquelle le titre va
s'inscrire. Cette eau mouvante, sombre, parcourue de vagues lueurs,
va emplir l'écran, ne laissant place à aucune autre
image. Puis la caméra, pénétrant plus en
profondeur, révèle la végétation qui
se tapit dans les profondeurs. Souvent considérées
comme la matrice du film dans le cinéma classique [6],
les premières images (la première séquence
et/ou le générique) révèlent l'essence
du film, le mouvement de plongée toujours plus profond
dans l'élément liquide, le domaine de l'inconscient
[7]. Le personnage principal, Claire (Michelle Pfeiffer), ne va
cesser de plonger dans l'eau pour retrouver la mémoire,
retrouver le souvenir refoulé. Comme le souligne Jung,
"Toute
renaissance doit passer par le trouble pour s'élever à
la clarté. Plus grande est la clarification, plus grande
est la différenciation, plus trouble est l'intensité
vitale à cause justement des substances trouble."
[8]
Entre l'eau
claire du bain et l'eau boueuse de la mer, Claire va chercher
de plus en plus loin ce qui est enfoui au fond de son inconscient,
ce souvenir qu'elle veut et ne veut pas connaître. Le
thème de l'eau est ici intimement lié à celui
de la mémoire. Le titre illustre d'emblée les deux
niveaux du fonctionnement de l'appareil psychique, conscient et
inconscient, que l'on peut rapprocher des deux niveaux de lecture
du film, et les met en parallèle avec ce dont on se rappelle
et ce que l'on oublie. " What lies beneath " signifie
ce qui gît en dessous, en contrebas, au fond. En soulignant
la séparation entre surface et profondeurs, Zemeckis introduit
l'idée de deux niveaux de perception différents.
La double signification du mot " lies ", qui est le
premier mot du titre à apparaître, met l'accent sur
le fait que quelque chose réside effectivement là
tout au fond, tout en suggérant que ce qui se cache seraient
des mensonges, la surface n'étant alors que (fausses) apparences.
L'apparence renvoie au miroir, surface réfléchissante
qui peut être celle de l'eau également, et motif
récurrent dans le film de Zemeckis. L'idée d'apparence
est liée à celle d'identité: ce qui gît
en dessous gît en fait à l'intérieur ; il
s'agirait alors d'une partie intime, essentielle de l'individu.
Le film se situe donc dans un questionnement sur l'identité.
On voit Claire, qui croit sa mémoire aussi limpide que
l'est son prénom, émerger de l'eau transparente
du bain au début du film comme d'un réveil :
"l'immersion,
volontairement consentie, et qui est une sorte d'ensevelissement,
est l'acceptation d'un moment d'oubli, de renoncement à
sa propre responsabilité, de " mise hors jeu ",
de vacuité... " [9]
A Claire qui
tente d'enlever la vapeur du miroir dont le reflet opacifié
ne lui renvoie plus son image, le scénario fait correspondre
l'oubli central du film qui tourne autour de la question de l'identité.
Le film de
Robert Zemeckis se lit de prime abord comme l'histoire d'une mère,
Claire Spencer, qui, suite à un choc émotionnel,
va s'engager dans la recherche d'un évènement oublié
de sa vie. Le trauma déclencheur est l'accession à
l'âge adulte de sa fille unique, qui provoque le départ
de celle-ci pour l'université. L'évènement
réprimé, le souvenir qui lui manque, est l'adultère
qu'elle a vu son mari Norman (Harrison Ford) commettre avec une
étudiante l'année précédente, épisode
qui l'avait (littéralement) conduite à encastrer
sa voiture dans un arbre, provoquant du même coup l'amnésie
circonstancielle. Suite à ce nouveau traumatisme, des évènements
étranges vont se produire autour de l'héroïne,
la conduisant jusqu'à la vérité ultime qui
figure son mari comme meurtrier. A première vue, il s'agit
d'une histoire classique de mensonges qui remontent à la
surface, annoncée par le titre et traitée sur le
mode de l'apparition fantomatique. D'un point de vue figuratif
cependant, l'histoire de What Lies Beneath se lit différemment.
Dans le principe de l'économie figurative,
"
des éléments tels que la silhouette, le personnage,
l'effigie, le corps, le rapport entre figure et fond, se mettent
eux aussi à circuler. (
) Au cinéma, la silhouette
ne donne pas le corps, il peut y avoir personnage sans personne
ou corps sans support (
) ; une figure n'existe que de se
distribuer sur plusieurs personnages (
) ; un personnage
ne relève pas du même régime figuratif que
les autres (
)." [10]
De ce point
de vue, le " texte " de What Lies Beneath présente
un second niveau de lecture. Le fil conducteur reste identique
: l'ossature de l'histoire est la recherche par Claire d'une occurrence
qu'elle a refoulée. Mais cette recherche s'avère
être avant tout psychique, et non physique. Les qualités
répétitives des figures féminines sont un
des motifs qui attire l'attention. Toutes les femmes qui ont une
certaine importance dans le scénario manifestent des ressemblances
d'ordre divers avec Claire. Sa fille Caitlin (Katharine Towne)
partage bien entendu une ressemblance avec sa mère, mais
cette similarité physique va être transformée
en analogie identitaire par le montage. La similarité entre
Claire et Caitlin (sans parler de l'analogie de leurs prénoms
commençant par la lettre C) est signalée par Norman,
qui dit à sa femme : " chaque fois que je la [Caitlin]
regarde, c'est toi que je vois. " Au niveau iconographique,
une photo de Caitlin arborant un t-shirt noir avec le sigle "
Juilliard ", prestigieuse école de musique de New
York, est suivie presque immédiatement par une photo d'une
Claire plus jeune, cadrée de manière identique et
portant le même vêtement. Le signe " Juilliard
" renvoie à Claire, présentée au spectateur
comme une musicienne de profession ayant renoncé à
sa passion pour se consacrer à son mari. En revanche, les
éventuels liens avec le domaine musical de Caitlin ne sont
jamais explicités. Ce lien plastique entre les deux femmes
est encore accentué par le montage de la scène de
séparation de la mère et de la fille. Un raccord
dans l'axe complexe (sans changement de distance focale mais comportant
une ellipse temporelle et un changement de lieu) crée une
relation d'analogie entre Claire et sa fille. La caméra
montre le visage de Claire, qui étreint Caitlin lors de
son départ pour l'université ; le plan suivant montre
une image identique, cette fois-ci dans le dortoir de l'université,
mais dans laquelle les personnages ont subi une rotation spatiale
de 180 degrés. Le raccord, en inversant complètement
les positions des deux femmes tout en les montrant à l'identique,
les équivalant l'une à l'autre. Nous avons vu que
Caitlin représente une partie de Claire, sa jeunesse et
sa sensibilité de musicienne. Au niveau narratif, Caitlin
est mise en quelque sorte à l'écart au début
du film, ce qui provoque le retour d'un trauma chez Claire. Le
procédé de montage suggère qu'à un
niveau de lecture formel, le vrai trauma pour Claire a été
l'abandon de sa nature artistique et de sa jeunesse réalisé
au bénéfice de Norman.
De là
émerge l'idée d'une possible insatisfaction ou d'une
frustration de la part de Claire, ou du moins la notion que quelque
chose ne tourne pas rond dans la relation conjugale. Cette notion
se reflète déjà dans un geste ambigu préalable
de Norman mettant son bras autour du cou de Claire. Il va réitérer
à la fin du film, cette fois dans une visée agressive.
On peut concevoir
le personnage de Madison (Amber Valletta), la maîtresse
de Norman qui est tuée et qui revient de manière
spéculaire et fantomatique, de la même façon.
Caitlin représente l'enfant, alors que Madison serait la
figure de la sexualité, de la jeune adulte passionnée,
intelligente mais indisciplinée, qui existe en Claire.
L'attribution de la caractéristique sexuelle à Madison
est mise en avant par les qualificatifs descripteurs de la jeune
fille, la nature de sa relation avec Norman, et la mise-en-scène
de séduction de Claire qui se prend pour Madison. Le pendentif
en forme de rose qui identifie Madison, une rose qui s'ouvre de
manière presque vaginale (motif repris à la fin
du film par la rose rouge que Claire dépose sur la "
tombe " de Madison -le rouge symbolisant évidemment
la passion), souligne encore ce rôle.
La ressemblance
physique entre ces deux personnages est énoncée
cette fois par Claire. Lorsque le psychiatre, chez qui elle se
rend sur les instigations de Norman, lui demande à qui
ressemble le fantôme qu'elle a vu chez elle, elle répond
franchement que l'apparition lui ressemble, mais avec des yeux
verts. Madison Elizabeth Frank est d'abord identifiée par
ses initiales, MEF. Claire les épèle à voix
haute, ME (ou moi). Le F représentant le patronyme Frank,
on peut supposer qu'en toute " franchise ", c'est de
" moi " qu'il s'agit. On peut noter au passage l'hommage
à Vertigo, dans lequel le double se prénomme
Madeleine. Les rôles sont ici inversés, Madeleine
étant repêchée d'une eau dans laquelle Madison,
elle, est précipitée. Les deux prénoms renvoient
néanmoins à la notion de folie (" mad "),
Zemeckis reliant celle-ci à la sensualité. D'autres
analogies, celles-ci plastiques, existent entre Madison et Claire.
Gestes identiques (porter la main à son cou) effectuées
en quasi-reflet (l'écran de l'ordinateur tenant lieu et
place de miroir) ; deux reflets (deux versions) de la même
personne dans l'eau de la baignoire ; la transformation de l'une
en l'autre dans la baignoire ; les positionnements similaires
dans le cadre (place identique dans la voiture au fond de l'eau,
avec le mât du bateau qui perce les pare-brise des deux
voitures successivement au même endroit) ; similarité
des coiffures lorsque Claire tresse ses propres cheveux immédiatement
après avoir brûlé la tresse symbolique appartenant
à Madison. Finalement, dans l'économie narrative,
le décès de Madison coïncide avec l'accident
de voiture de Claire, rendant la seconde " amnésique
" de la première, qui elle sera retrouvée en
fin de compte
dans une voiture.
Dernière
figure du double, la voisine de Claire, Mary Feur (Miranda Otto),
MF, dont les initiales reproduisent une sorte de ME -moi -inachevé.
A nouveau, la ressemblance plastique et dans le cadre est mise
en avant. On ne voit tout d'abord de Mary qu'une succession de
parties (yeux bleus, bouche sensuelle, taille moyenne, silhouette
féminine, vêtements pastels) ; ces traits sont mis
en parallèle avec les éléments correspondants
chez Claire, soulignant leur similarité. La position dans
le décor des deux femmes, et dans le cadre, ainsi que leurs
gestes, sont identiques, comme réfléchis par un
miroir : elles habitent dans des maisons jumelles, séparées
par une clôture ; elles s'observent d'abord à travers
un trou dans cette clôture ; puis pleurent simultanément
chacune d'un côté de la barrière. Ce double
possède des attributs maternels. En effet, la relation
de Claire à ses voisins relève de la scène
primitive : Claire ressemble à une enfant qui, épiant
ses parents par le trou de la serrure (ici transformé en
jumelles qui circonscrivent la vue tout en la magnifiant), les
surprend pendant l'acte sexuel et le méprend pour une violence
faite par le père sur la mère (Claire va se persuader
que le mari de Mary, Warren (James Remar), a tué sa femme).
Il y a par
ailleurs une parenté physique entre Warren Feur et le premier
mari de Claire, Michael. Le physique des deux hommes est très
semblable (stature, chevelure, traits du visage). Dans l'album
photo, Michael figure à côté de Claire vêtue
du tee-shirt Juilliard, qui a établi sa qualité
d'enfant. On peut donc faire l'hypothèse qu'il est à
la fois le père et le premier partenaire sexuel. Ceci renvoie
au prénom Mary, qui représente à la fois
la mère et la virginité. Chaque rencontre avec Mary
provoque par ailleurs chez Claire une blessure et un écoulement
de sang, qui semble être réciproque (tache de sang
sur la chaussure de Mary). Le moi, le " me " inachevé
des initiales MF, serait celui de la fillette qui a voulu remplacer
la mère. Cet épisode renvoie donc d'une part à
la scène primitive, et d'autre part au désir dipien,
au fantasme de la fillette de prendre la place de la mère
auprès du père. Le sang évoque les saignements
menstruels, étape de l'adolescence pendant laquelle la
problématique oedipienne a une chance ultime d'être
réglée une fois pour toutes.
Il y a donc
trois figures du double, trois reflets de Claire qui représente
le Moi unificateur, le centre conscient de l'être. Ces trois
figures renvoient aux trois anneaux de la clé qui ouvre
le coffre au secret, ainsi qu'aux trois anneaux de la bague matrimoniale
de Claire. Toutes trois sont des figures de l'oubli : chacune
a été refoulée selon un type de refoulement
différent. La trame narrative (Claire a " oublié
" l'adultère de son mari) développe la partie
classique de la notion de refoulement, définie ainsi par
Bergeret :
"[Le
refoulement] reste étroitement lié à la notion
d'inconscient et de ce fait utilise à lui tout seul la
part principale des énergies défensives en éliminant
du champ de notre conscience des îlots entiers de notre
vie affective profonde mais combien réelle." [11]
En psychologie
clinique et au niveau figuratif dans le film, le mécanisme
du refoulement joue à trois niveaux. Le premier niveau
correspond au double maternel Mary :
"Le refoulement
primaire, reste d'une époque archaïque, individuelle
ou collective, où toute représentation gênante
(images de la scène primitive, de menaces ou de séductions
par l'adulte) se trouvait automatiquement et immédiatement
refoulée sans avoir eu à devenir consciente ; c'est
le pôle attractif par la suite, les points de fixation des
refoulés ultérieurs touchant aux mêmes genres
de représentations." [12]
Le refoulement
primaire est considéré comme le mécanisme
fondateur de l'inconscient qu'il institue comme domaine séparé
du reste du psychisme. Il est illustré ici par l'obsession
de Claire avec ses voisins, qui marque les points de fixation
qui agiront par la suite dans sa vie psychique. Ce sont cette
scène primitive et les séductions de et par l'adulte
dans la première enfance, immédiatement refoulées,
qui ont permis la création de son inconscient. Tout nouveau
refoulement aura trait à ces expériences psychiques
et se condensera autour d'elles.
De la même
manière qu'il y a refoulement d'un personnage concret,
il y a refoulement d'une entité métaphorique.
"Le refoulement
proprement dit
consiste en un double mouvement et d'attraction
par les fixations du refoulement primaire et de répulsion
par les instances interdites : Surmoi (et Moi dans la mesure où
il devient l'allié du Surmoi). [13]
Dans What
Lies Beneath, c'est Madison qui est refoulée au plus
profond de l'inconscient (ou l'élément liquide,
comme vu précédemment). Le point de fixation du
refoulement primaire s'est attaché aux pulsions libidinales
en tant que transgression du tabou de l'inceste (réel ou
imaginaire). En tant qu'étudiante ayant eu des relations
sexuelles avec son professeur, figure paternelle représentant
l'autorité et la transmission du savoir, Madison incarne
cet interdit. Elle a donc dû être éliminée,
au propre comme au figuré. Mais
"Aussi
efficace soit-il, le refoulement ne saurait empêcher que
les représentations refoulées dans l'inconscient
s'y organisent, nouent entre elles des liens subtils et donnent
même naissance à de nouveaux rejetons qui vont tenter
de se manifester à leur tour au niveau du conscient."
[14]
C'est ainsi
que Madison ne cesse de réapparaître dans les différentes
eaux de l'inconscient de Claire, allant du plus clair au plus
profond (un motif repris par la changement de couleur d'yeux entre
Claire et Madison, du bleu plus limpide de la surface au vert
des profondeurs végétales de l'élément
liquide). Madison refera surface de sa tombe aqueuse (lourdement
mise en avant dans le journal par le nom de la localité
dans laquelle sa disparition a eu lieu -Waterbury, qui signifie
" enterrer dans l'eau "), sous forme de reflet, d'image
figée (photo), d'écriture (ses initiales sur l'interface
de l'ordinateur), puis finalement de corps, décomposé
aux yeux de Norman qui incarne la figure parentale intériorisée,
intacte aux yeux d'une Claire débarrassée de cette
instance surmoïque hypertrophiée qu'est Norman. Les
apparitions de Madison opèrent donc comme des retours pathologiques
du refoulé qui fait irruption dans la conscience.
"Le retour
du refoulé : c'est soit une simple " échappée
" du processus de refoulement, soupape fonctionnelle et utile
(rêve, fantasmes), soit une forme parfois déjà
moins anodine (lapsus, actes manqués), soit des manifestations
franchement pathologiques d'échec réel du refoulement
(symptômes)." [15]
La figure
de Caitlin renvoie à une manifestation plus opérationnelle
du refoulement.
"Le refoulement
réserve à chacun [des représentants-représentation]
un sort distinct
selon son degré de déformation,
son éloignement du noyau inconscient ou sa valeur affective."
[16]
Claire refoule
les intérêts de la jeunesse pour accéder à
ceux de la maturité. Elle en ressent de la tristesse, ce
qui est normal et fait partie du processus de changement. Ce deuxième
refoulement (le refoulement de trop) fait ressurgir sous forme
de symptômes, d'échappées de nature pathologique,
le contenu " Madison " refoulé. La nostalgie
va alors se changer en rancur contre Norman, perçu
comme l'instance refoulante. Ce vécu agressif sera figuré
par un fantasme de destruction, la tentative de meurtre de Claire
par Norman.
L'eau, figure
de l'inconscient et de l'oubli, contient ce qui a été
refoulé. La mer recèle le contenu refoulé
et du même coup, détient le souvenir perdu ; elle
est l'autre protagoniste à part entière du film.
Une figure importante est caractérisée par son absence,
un fantôme encore, mais qui ne sera pas matérialisé
: la mère. La figure maternelle est clairement défaillante,
présence si dérisoire qu'elle ne manifeste que par
son absence. A part quelques rares apparitions derrière
la clôture, Mary reste invisible. L'autre figure maternelle,
la mère de Madison (qui pourrait également représenter
une Claire vieillie et coupée de ses pulsions libidinales)
vit seulement à travers les images produites par les autres.
Tout est figé, il n'y a rien de vivant dans la chambre
à coucher-relique de Madison, coquille vide de substance
; vide de sens personnel comme les images télévisées
que la mère regarde sans le son, une mère qui n'est
plus, ou n'a pas été, à l'écoute.
La présence-absence
de la mère est également introduite indirectement
sous couvert d'un hommage à Hitchcock. Le prénom
Norman renvoie à son célèbre alter ego, Norman
Bates (protagoniste célèbre de Psycho, de
Alfred Hitchcock, 1960), qui évoque une présence
maternelle étouffante et schizophrenogène. (On peut
également noter d'autres références : la
chaise à bascule de la mère de Bates, certains plans
en contre-plongée de la maison de nuit, et surtout, la
musique des dernières séquences du film, une variation
sur le célèbre thème musical de Psycho).
Norman Spencer fait montre de prédispositions plus que
satisfaisantes à la double personnalité, mais sa
fixation se porte sur l'image du père. En effet, tout le
monde le confond avec son père, Norman Spencer Senior,
génie scientifique, fondateur d'une école renommée
et professeur admiré. Alors que Norman Bates est étouffé
par la mère, Norman Spencer lui est envahi par l'image
du père. Petit à petit, la paranoïa fait surface
(il maintiendra à plusieurs reprises que ses interlocuteurs
sont au courant du décès de son père mais
prétendent néanmoins croire qu'ils s'adressent à
ce dernier quand ils parlent en fait à Norman Junior) et
avec elle, la faille psychique. L'importance accordée au
père souligne encore la place de cette figure dans la problématique
de Claire, tout en accentuant l'absence de la figure maternelle.
Cette absence originaire, qui pourrait permettre l'inceste, est
à la base de toute la problématique de What Lies
Beneath.
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Inconscient : " L'adjectif inconscient est parfois
employé pour connoter l'ensemble des contenus non présents
dans le champ actuel de la conscience (
). Au sens topique,
inconscient désigne un des systèmes définis
par Freud dans le cadre de sa première théorie de
l'appareil psychique : il est constitué de contenus refoulés
qui se sont vu refuser l'accès au système préconscient-conscient
par l'action du refoulement (refoulement originaire et refoulement
après-coup)." [17]
2. De la
mer à la mère : du dessous au dedans
Body Snatchers
d'Abel Ferrara effectue des variations sur les trois thèmes
considérés. L'eau est une fois de plus un vecteur
de transition, de naissance et de renaissance. La mère,
elle, représente le noyau autour et à partir duquel
se produit le changement, les transformation physiques et psychiques
de l'adolescence. L'oubli, quand à lui, préfigure
à la fois le refoulement primaire, créateur de l'inconscient,
et le processus d'émancipation, la mise entre parenthèses
de la famille d'origine. Ainsi, " Body Snatchers est
un roman familial rêvé par une jeune fille qui voudrait
se débarrasser de sa belle-mère et de son demi-frère."
[18]
Les transformations
de l'adolescence sont au cur de Body Snatchers. D'une
part les modifications hormonales, la sexualisation du corps,
le déchaînement des sensations physiques, des pulsions
; de l'autre les changements psychologiques (réactivation
des problèmes oedipiens, refus de l'autorité des
parents, etc.)
"Pour
pouvoir régler les problèmes psychologiques de la
croissance (c'est-à-dire surmonter les déceptions
narcissiques, les dilemmes oedipiens, les rivalités fraternelles
; être capable de renoncer aux dépendances de l'enfance
; affirmer sa personnalité, prendre conscience de sa propre
valeur et des ses obligations morales), l'enfant a besoin de comprendre
ce qui se passe dans son être conscient, et, grâce
à cela, de faire face également à ce qui
se passe dans son inconscient. Il peut acquérir cette compréhension
(qui l'aidera à lutter contre ses difficultés) non
pas en apprenant rationnellement la nature et le contenu de l'inconscient,
mais en se familiarisant avec lui, en brodant des rêves
éveillés (
) En agissant ainsi, l'enfant transforme
en fantasmes le contenu de son inconscient, ce qui lui permet
de mieux faire face." [19]
Ferrara travaille
l'idée de contenant, vide ou plein, et de limite, entre
intérieur et extérieur, à tous les niveaux
: lettres creuses du titre; cosses ; corps humains sans vie ;
corps de lézard séché, coquille vide ; combinaison
de protection vide et trouée. L'accent est mis sur l'intériorité
: que ce soit l'intérieur des corps (corps inachevés
qui montrent l'architecture interne de celui-ci), l'intériorité
psychique (identité) ou l'intérieur des espaces.
Toute l'action est circonscrite sur une base militaire, un monde
fermé sur lui-même. La première confrontation
au changement se passe à l'orée de ce milieu clos,
dans les toilettes d'une station essence qui connotent bien la
corporéité à travers ses fonctions les plus
basiques. La couleur rouge des parois souligne l'organicité
des changements, qu'ils soient ceux de l'adolescence ou ceux de
l'espèce. Les cosses végétales et leur développement
en osmose avec le corps humain accentuent les transformations
physiques du corps adolescent et le dégoût qui est
souvent éprouvé par celui-ci envers les modifications
corporelles, les liquides qui s'échappent du corps et l'imagerie
associée aux relations sexuelles (par exemple, entre autres,
celle de la pénétration). Cette imagerie est travaillée
dans le film comme " un rêve de corps représenté
sous forme de tentacules, de liens gluants, d'envahissements immondes".
[20]
L'eau stagnante
permet la prolifération des cosses extraterrestres dont
les filaments quasi végétaux s'introduisent dans
l'intérieur l'humain. L'aspect végétal de
l'eau, qui permet la contamination, est mis en exergue. Cette
eau est souterraine, comme l'est la duplication secrète
des corps et la prolifération des fantasmes inconscients.
Dans la symbologie des rêves [21], l'eau boueuse ou envahie
par une profusion de végétaux renvoie au fait que
" le sujet entre en contact avec son Ombre, encore très
inconsciente et faite de sa violence (
) ", mais aussi
à l'idée qu'" une grande partie de sa propre
fertilité réside dans cette zone vitale encore inconsciente.
Car les végétaux soulignent aussi la fertilité
des eaux primordiales de l'inconscient. " Bien que le contact
avec les zones inconscientes peut faire peur, il est nécessaire
pour progresser. L'énergie contenue dans l'inconscient
est à la fois le moteur qui permet son évolution
et sa nature animale, impulsive et agressive, qu'il faut dompter.
C'est là toute la problématique de Marti.
La séquence
d'ouverture de Body Snatchers apparente immédiatement
les concepts des aliens et celle de l'eau végétale.
Les points lumineux de la nuée extraterrestre, traversant
l'espace, vont se fondre dans le plan suivant avec le soleil miroitant
sur une eau dans laquelle plongent les racines d'un arbre. De
là, la caméra s'élève, révélant
des rangées de pins, puis la voiture de la famille Malone
qui serpente à travers la forêt. La route prise par
les Malone va de la maison familiale à un nouveau foyer.
"
le fait de devoir quitter la maison équivaut à la
nécessité de devenir soi-même. La réalisation
de soi exige la rupture d'avec le foyer, expérience terriblement
douloureuse, lourde de multiples dangers psychologiques."
[22]
Ce chemin
est le parcours pyschologique et initiatique du personnage principal,
l'adolescente Marti Malone (Gabrielle Anwar) dont le nom peut
être lu comme M(arti) alone (Marti seule), solitude qui
est un des sentiments principaux que l'on ressent à l'adolescence.
La route vers le compound militaire passe entre deux bras d'un
cours d'eau bordé par une forêt de pins. Comme tous
les corps touchés par le changement dans Body Snatchers,
Marti doit passer par l'élément liquide (dans son
cas franchir l'eau qui ceint le compound militaire si ce n'est
s'y immerger comme les autres) pour entrer dans le processus de
maturation. L'eau, milieu contaminé mais également
illuminé par les rayons du soleil, permettra à Marti
de se différencier et de devenir adulte, tout comme l'eau
permet aux cocons de s'humaniser, de prendre forme humaine. A
la fin de son itinéraire, Marti franchira à nouveau
la rivière en sens inverse, laissant derrière elle
les restes de sa vie d'enfant, préfigurant son acceptation
ultérieure de l'âge adulte.
La forêt,
symbole du parcours initiatique, renvoie aussi à la filiation,
à la famille. La figure de l'arbre, toujours unie dans
le plan à un personnage, est très présente
dans Body Snatchers. Symbole de la généalogie,
l'arbre surplombe la famille reconstituée sur le mode incestueux
; il sera à l'arrière-plan de la scène dans
laquelle Marti abat son père, Steve Malone (Terry Kinney)
; présent lorsque Marti tisse de nouveaux liens avec son
fiancé Tim (Billy Wirth). A plusieurs reprises, la caméra
fera un travelling descendant à travers les branches filmées
en gros plan, créant une équivalence plastique entre
branches et racines : ces racines qui plongent dans l'être
humain pour lui voler sa substance, racines similaires en forme
et en nature au cordon ombilical qui le nourrit enfant. Les cosses
représentent alors un fantasme qui annule par une double
inversion le processus de croissance ftale : le corps maternel
se nourrit de la substance de l'enfant au-lieu d'alimenter celui-ci
; le bébé est expulsé hors du corps maternel,
tentative de rejet du besoin de ce corps qui reflète en
même temps son incapacité à exister sans lui.
Les bruits rythmés de succion, rappelant ceux de la tétée,
qui proviennent des cosses quand elles absorbent l'être
humain accentuent encore cet effet.
"Du plasma,
les plans de gestation de Body Snatchers retiennent les vertus
plastiques de liquide opalescent et visqueux, la qualité
germinative, la structure organique complexe et bien sûr
le fait qu'il soit dépositaire des caractères héréditaires.
Du placenta, ils retiennent la masse charnue et spongieuse et
surtout, ce phénomène essentiel qu'il représente
un organe d'origine mi-ftale, mi-maternelle, c'est-à-dire
le seul organe intermédiaire : il appartient à deux
corps en même temps et assure leur transition." [23]
Tout comme
la mère permet la vie de l'individu, l'eau permet la vie
de l'espèce, quelle qu'elle soit. L'eau, symbole de vie
pour le ftus humain ou extraterrestre. L'immersion dans
l'eau symbolise également le retour utérin, le retour
à la mère ; ainsi, le bain que prend Marti, moment
de régression maximum, figure l'apogée de son fantasme
d'inceste.
Il n'est donc
pas étonnant que tout le récit de Body Snatchers
d'Abel Ferrara s'organise autour de la figure maternelle. La mère,
point de départ de la vie physique et psychique ; la mère,
moteur involontaire des changements dans l'individu et véhicule
de ceux de l'espèce. La mère, figure centrale qui
organise la thématique principale du film : celle de l'adolescent(e)
qui doit s'individuer. Mère et enfant ne font qu'un physiquement
pendant neuf mois, puis psychiquement pendant les premières
années de vie du bébé. L'individuation -
que ce soit au cours de l'enfance ou de l'adolescence- ne se fera
donc que par rapport à cette figure maternelle. Les débuts
de l'individuation sont corrélatifs à l'adjonction
d'un troisième élément, qui permet la triangulation
: la figure du père. Cette facette de la problématique
renvoie à l'dipe, le complexe fondateur de l'inconscient
qui trouve dans le passage de l'adolescence à l'adultité
une dernière chance de résolution. Chez la fille,
l'dipe se manifeste d'abord par un sentiment de déception
envers la mère, déception qui provient de l'idée
que celle-ci lui aurait volé son pénis. L'enfant
va alors essayer d'obtenir cet attribut du père ; lorsque
cette solution échoue, elle va vouloir, par substitution
analogique, remplacer le pénis qui lui manque par un enfant
du père. C'est ainsi que se met en place la séduction
du père par l'enfant, qui se sent simultanément
très coupable envers la mère. La violence des sentiments
négatifs de Marti envers la figure maternelle (Carol Malone,
jouée par Meg Tilly) est traduite par la mort psychique,
émotionnelle, qu'elle lui inflige, figurée par une
iconographie extrêmement violente : les cendres que sont
les résidus du corps maternel sont ramassées à
la balayette et jetées aux ordures.
Ce traitement
brutal met néanmoins en évidence l'ambivalence de
sentiments de Marti envers la mère, puisqu'elle se contente
d'abord de l'évider de sa substance, de sa personnalité.
La figure maternelle, contrairement à la figure paternelle
abattue froidement et en pleine conscience, ne mourra qu'en dernier
recours, à la fin du fantasme de Marti. Une mort par le
feu, purificatrice, quasi anonyme. Même de manière
fantasmatique, Marti ne s'attaquera pas frontalement à
la figure maternelle, la faisant périr avec tous les autres
de son " espèce ". A la fin du fantasme, la cellule
familiale entière sera exterminée.
"Cette
lutte contre les anciens investissements peut aboutir soit au
rejet total des parents, à la rupture, à
un mode de vie totalement différent, soit au rétablissement
d'un équilibre dans une tolérance réciproque
et une affection partagée. (
) l'issue de ce conflit
dépend, encore plus que de l'attitude réelle des
parents, du mode de résolution ou de non-résolution
du conflit oedipien, une dernière chance étant encore
une fois laissée à l'individu pour liquider spontanément
ce dernier. [24]
Le parcours
de Marti prend en compte à la fois le premier mode de résolution
et amorce la possibilité du second. D'une part, elle résoud
sa problématique sur un mode fantasmatique par l'annihilation
parentale et relationnelle. Ayant mis le mode de relation infantile
aux parents derrière elle, elle crée la possibilité
d'aménager un nouveau type de relation avec eux, une relation
qui serait placée sous le signe de la maturité.
L'attaque
sur la cellule familiale débute par la transformation de
la mère en marâtre, puis de marâtre en double
creux, denié d'humanité et d'émotions.
"
la division de la mère en deux personnages (
) : une
mère bonne- le plus souvent décédée-
et une méchante marâtre, rend un grand service à
l'enfant. C'est non seulement pour lui une façon de préserver
en lui-même l'image d'une mère toujours bonne, quand
la vraie mère ne l'est pas ; c'est aussi pour l'enfant
la possibilité d'être en colère contre cette
méchante " marâtre " sans entacher la bienveillance
de la vraie mère, qu'il considère comme une autre
personne." [25]
C'est bien
entendu la mère qui doit être éliminée
en premier, puisqu'elle est le premier Autre, le premier Double
de l'enfant, puisqu'elle est la rivale du désir oedipien
que la fille porte au père.
"Dans
Body Snatchers, la fable tourne autour d'une supplantation,
celle de la Belle-Mère à la Mère, à
partir de laquelle les motifs se mettent à se déplacer
et se remplacer, en un circuit maléfique de la substitution
indue." [26]
Les corps
sont ainsi remplacés un à un par des doubles qui
sont à la fois le même et l'autre, exactement comme
dans le processus de transformation qui s'opère à
l'adolescence.
"Associée
à cette reviviscence [des pulsions oedipiennes], c'est
aussi une crise narcissique et identificatoire avec notamment
des doutes angoissants sur l'authenticité de soi, du corps,
du sexe, réalisant
un nouveau " stade du miroir
" et caractérisant le fameux " âge ingrat
". On observe souvent
des sentiments de "bizarrerie"
et d' "étrangeté"." [27]
Tout est mutation
interne : Marti, et la manière dont elle perçoit
les autres. Le changement qui prend place en Marti altère
sa vision des autres. Le regard que pose l'adulte sur ses parents
et sur le monde est bien différent de celui de l'enfant.
Body Snatchers tire de ce principe une superbe illustration
de la projection [28], en faisant changer les autres alors que
c'est chez Marti que s'opère la modification.
"En règle
générale et de façon caractéristique,
le jeune individu va s'isoler et se comporter comme un étranger
envers sa famille." [29]
L'étranger
sera donc tous les autres. Les changement qui s'opèrent
en Marti ont nécessairement des répercussions dans
le foyer, réceptacle de la cellule familiale. Ainsi, les
altérations extraterrestres se font à l'intérieur
même de l'espace intime (et en général considéré
comme inviolable) de la maison. Ce parallèle entre les
espaces intérieurs et extérieurs de l'individu et
du foyer, du corps et du psychisme, est mis en évidence
par de nombreux plans qui soulignent l'intériorité
des corps montrée au grand jour, l'intérieur de
la maison vue du dehors, mais aussi l'extérieur vu depuis
le dedans. Ces échanges entre intérieur et extérieur
sont accompagnés presque systématiquement par une
imagerie de persiennes à demi fermées, qui opacifient
la frontière entre le dedans et le dehors. [30]
On ne voit
que ce que l'on veut bien nous montrer. Les stores ne sont jamais
levés, on ne peut appréhender ce qui se passe à
l'intérieur du psychisme. Les adultes ont appris à
cacher leurs émotions, seule Marti n'est pas filmée
sur fond de persiennes. Tout comme l'individu ne sait pas quelles
sont ses pensées inconscientes, ou que les voisins ignorent
ce qui se passe dans le voisinage, de même les locataires
ne savent pas toujours ce qui se trame sous leur toit. Ainsi,
le père ne sait pas ce qui est arrivé à sa
femme, et les parents ne sont pas conscients du déchaînement
des pulsions et des fantasmes de leur fille.
"
l'imagination de l'enfant peut être violente, angoissée,
destructive et même sadique. Le jeune enfant
aime
ses parents avec une intensité incroyable de sentiment
et, en même temps, les déteste." [31]
Ce que veulent
les envahisseurs et ce que veut Marti est en fin de compte la
même chose : que les émotions qui font rage (à
l'adolescence ou autrement), -" cette aggression du dedans
qu'est la pulsion" [32]- se calment. " Quand toute chose
est conforme, il n'y a plus de conflit, il n'y a plus aucun différend,
plus de problème d'aucune sorte ", disent les "
répliqués ". Tout comme les aliens cherchent
à garder une constance biologique en éliminant le
facteur émotionnel de l'équation humaine, de même,
l'organisme humain cherche à se préserver par la
défense psychique, " ensemble d'opérations
dont la finalité est de réduire, de supprimer
toute modification susceptible de mettre en danger l'intégrité
ou la constance de l'individu biopsychologique." [33]
Ainsi, accéder
à la maturité, c'est arriver à cacher ses
sentiments. Le fiancé de Marti, ayant déjà
tué (son père ? sa famille ?), a atteint l'âge
adulte. Son visage est par ailleurs assez inexpressif, ce qui
le situe physiquement du côté des adultes-envahisseurs.
Son nom par contre (Tim Young) le situe du côté
de l'adolescente. Il a donc la particularité de faire partie
des deux mondes à la fois, ce qui lui permet d'aider Marti
à passer le cap entre ces deux états. Sous couvert
d'aliens, Ferrara pose une équivalence entre maturité
et faux-semblants, vision assez cynique de l'âge adulte
et qui renvoie peut-être davantage encore aux maîtres
de Hollywood, voire de l'Amérique. Sous couvert de fantasme,
Ferrara porte atteinte à la famille, noyau sacro-saint
de la société américaine, mettant en scène
une crise d'adolescence vécue sans frein pulsionnel, au
cours de laquelle la fille abat froidement son père, brûle
sa mère, et jette son petit frère dans le vide.
Il utilise l'action, pièce de résistance du film
hollywoodien, pour mettre en scène Eros et Thanatos, la
pulsion sexuelle et la pulsion de mort. Sous couvert de la lutte
pour la survie propre et celle de l'humanité, il représente
la transgression totale des interdits moraux : séduction
du père, construction de la famille incestueuse, annihilation
des parents et de la fratrie. Ferrara en arrive donc à
représenter l'irreprésentable hollywoodien, celui
qui s'attaque à toutes les valeurs morales, sous couvert
de la trame narrative. Tout en s'intégrant au système
hollywoodien, il l'enfreint, faisant ressurgir des tréfonds
de l'inconscient ce qui est réprimé. Avec Body
Snatchers, Ferrara opère un retour du refoulé
dans la conscience de la société américaine.
La transformation de Marti met par ailleurs en cause c'est la
modification l'espèce entière.
"L'dipe
est le point nodal autour duquel s'ordonnent les relations qui
structurent la famille humaine, au sens large de la société
toute entière." [34]
Body Snatchers,
avec ses corps vides d'émotions, ses êtres dénués
d'humanité, a une valeur d'avertissement : il ne faut pas
perdre ce qui fait de nous des êtres humains - notre humanité.
Mais Body Snatchers est avant tout un magnifique éloge
du fantasme comme véhicule positif permettant d'exprimer
des contenus inconscients.
"
le
fantasme qui flotte librement, qui contient sous une forme imaginaire
une large variété d'éléments qui existent
dans la réalité, fournit au moi un abondant matériel
sur lequel il peut travailler. (
) Freud disait que la pensée
est une exploration des possibilités qui nous évite
tous les dangers attachés à une véritable
expérimentation." [35]
-------------------------------
Blackout :
" n.m.inv. - 1941 ; angl. black " noir "
et out " complètement ".
1.Obscurité totale commandée par la défense
passive.
2.Silence gardé (sur une nouvelle, un décision officielle)."
[36]
3. Mer,
mère et oubli : la trilogie de l'inconscient
Alors que
le constat ci-dessus, émis par le père de la psychanalyse,
est à la base de Body Snatchers, c'est son contraire
qui va être mis en scène par Ferrara dans The
Blackout. Ici, la pensée n'est pas un outil d'exploration
des potentialités du réel, seule l'action (notamment
celle qui permet la jouissance) prime. Ce n'est qu'après
le black-out que Matty, le personnage principal (interprété
par Matthew Modine), va essayer de penser ce qui s'est passé,
essayer de reconstruire l'évènement, de tester sa
validité, sa réalité. Car le problème
essentiel de cette pensée est de distinguer entre le vrai
et le faux, le réel et le filmé, l'essentiel et
son image.
The Blackout
pénètre au-delà du fantasme, dans le délire.
La pensée traduite par le délire, le délire
pour retrouver l'image perdue qui est au centre du film : image
oubliée ; image refoulée parce qu'appartenant à
un temps originaire, lointain, le temps symbiotique de la mère
et de l'enfant ; image dissoute dans les eaux du Léthé,
les eaux de l'oubli. Ainsi, dans The Blackout, les motifs
de la mer, de la figure maternelle et de l'oubli se fondent en
un.
"Le mot
" mer " vient du latin " mare ", apparenté
au mot " Mater " = " mère ". Le mot
" océan " vient du grec " okeanos "
qui lui-même dérive de " okea " = "
navire ", inspiré de " ochein " = "
véhiculer." [37]
Les motifs
maritimes apparaissent dès le début du film. La
première image est celle de l'eau noire, opaque et sombre,
de la mer. Les vagues sont ponctuellement éclairées
de rais de lumière qui se reflètent sans pénétrer
la surface. C'est sur un fond noir que va apparaître le
titre, lettres blanches dont les caractères sont en fait
emplis de " neige ", la neige de la pellicule vierge
d'images. Ainsi, le black-out est signifié comme le moment
où il n'y a pas d'images. Ce moment de noir absolu est
lié à l'eau noire de la mer ballottée par
le ressac. L'association avec la mémoire est renforcée
par un voix-off, " I can't get over my life until I get over
my past ". Le passé comme raison d'être, la
mémoire comme objectif vital.
"Tout
sort de la mer et tout y retourne : lieu des naissances, des transformations
et des renaissances. Eaux en mouvement, la mer symbolise un état
transitoire entre les possibles encore informels et les réalités
formelles, une situation d'ambivalence, qui est celle de l'incertitude,
du doute, de l'indécision et qui peut se conclure bien
ou mal." [38]
Les motifs
maritimes parsèment le film, toujours associés à
la quête mnésique. L'eau artificielle des piscines
lors de la fête décadente et orgiaque chez Mickey
(Dennis Hopper), et en contrebas dans l'image finale de la séance
de délire de Matty, semblent indiquer qu'il n'est pas encore
entré en contact avec le souvenir expulsé de sa
conscience. La proximité de la mer, arrière-plan
omniprésent, est toujours modulée en rapport à
Matty: plus lointaine sur le balcon chez les prostituées
et davantage cachée encore par les voilages de sa chambre
d'hôtel au début de sa quête mnésique;
plus proche lors de sa rencontre avec Annie 2 (Sarah Lassez) ou
lorsqu'il sollicite l'aide de Mickey, qui tous deux sont des pièces
importantes du puzzle ; la mer aux pieds de Matty enfin, au commencement
et à la fin du film, en une circularité nécessaire
dans le parcours de retour à l'élément maternel.
Dans les scènes
ultimes, l'élément liquide va finalement submerger
la caméra (et Matty), image d'un homme qui se noie dans
son propre psychisme comme le souligne Nicole Brenez [39]. C'est
le cas également au cours de la scène dans laquelle
Matty se drogue, les vagues préfigurant sous forme de flashes
une iconographie maternelle régressive [40].
L'apparition
de la mer est constante dans les songes où elle est, avant
tout, l'image de l'inconscient collectif. Tel l'inconscient collectif,
elle est source de toute régénération car
l'eau en général, mais plus particulièrement
la mer, est l'expression de " la profondeur maternelle et
le lieu de renaissance. "
La mère,
qui n'apparaît jamais et dont on parle peu, est pourtant
une figure centrale, essentielle dans The Blackout. Matty
établit des parallèles entre Annie 1 (Béatrice
Dalle) et sa mère (qui, dit-il, ne répond pas, elle
est comme Annie) au cours de sa thérapie. Plus tard, il
sera encore plus clair au sujet de l'aspect maternel de sa relation
à Annie 1 : " I want to say goodbye. I want to cut
that cord, the umbilical cord. " Ce qui le lie à Annie
est donc le premier lien, physique et symbiotique, à la
mère. A travers sa relation à Annie (et probablement
ses relations avec toutes les femmes), il ne fait que revivre
sans fin un scénario d'abandon, son abandon par la mère.
Ainsi, le bébé avorté était un garçon,
un enfant mâle comme lui, notion reprise encore et toujours
par la bande son. Si la relation à Annie prend la forme
d'une réparation de l'abandon initial, il ne peut pas y
avoir d'enfant entre eux. Un enfant signifierait à la fois
l'objet-Matty réparé (ce qui est impossible, on
ne revient pas en arrière) et l'abandon de Matty-adulte
au profit de l'enfant. La relation bébé-Matty est
clairement illustrée dans son rêve de Matty, qui
fait correspondre à une image de lui-même baignant
dans l'élément amniotique de la piscine, une image
de bébé qui pleure. L'enfant que l'on commence à
étrangler se change ensuite en Annie (la mère) que
l'on étrangle ; cet enfant, c'est à la fois Matty,
étouffé par sa mère et l'enfant dont Matty
ne veut pas puisque celui-ci risque de prendre sa place. Ainsi,
l'image véritablement refoulée serait celle de la
mort de l'enfant (qu'il tue fantasmatiquement en rêve et
réellement en poussant Annie à avorter), translatée
en celle de la mort fantasmée d'Annie, également
insupportable et donc translatée une fois de plus en celle
d'Annie 2. Mais même ce substitut fantasmatique doit être
mis de côté puisque pour Matty il n'y a pas fantasme,
seulement l'action réelle.
En provoquant
l'avortement, Matty porte atteinte à la fois à lui-même
et à sa relation amoureuse. Ainsi, il se retrouve continuellement
dans une situation d'abandon. N. Brenez explique que le délirant
est perpétuellement à la recherche d'un objet perdu
ou absent, qu'il tente de reconstituer fantasmatiquement, de détruire
et d'endommager. Ce qu'il essaie de combler, ce manque, provient
des toutes premières expériences avec la mère.
Selon Bergeret, l'absence de la mère " ne permet pas
à l'enfant de lier (c'est le temps du désir) l'attente
pénible et les représentations de l'objet désiré."
[42] De cette carence initiale découle une incapacité
à distinguer entre réalité et fiction, ce
qui est une autre problématique traitée par de The
Blackout. Matty parle à plusieurs reprises de son incapacité
à différencier la réalité de la fiction
en se référant à son travail d'acteur ("
I don't know the difference between life and acting anymore, you
know. It's all started to blur together ") ou à sa
propre image (" I started finding it hard to look at myself
in the mirror. I didn't know who I was looking at anymore ").
"Incapable
qu'il est de produire et de reconnaître comme siennes les
représentations chargées de le signifier, le psychotique
n'a pas la possibilité de séparer nettement la perception
réelle du monde extérieur, de ce qui serait le résultat
d'une activité de mentalisation figurant un désir
(et reconnu comme tel) comme activité mentale d'origine
interne. Il sera alors facilement le siège de la méprise
hallucinatoire ou délirante qui ne fait qu'exprimer cette
inaptitude à séparer le réel du fantasmatique
non assumé comme tel (
)." [43]
Même
lorsque Matty tente activement de se ressouvenir, les fragments
qui viennent à sa conscience gardent les traces des transformations
oniriques qui les ont marquées. Seuls les enregistrements
font figure de preuve : enregistrements sonore ou visuel. L'image
manquante pourrait être considérée comme résultant
d'un refoulement, " processus actif destiné
à conserver hors de la conscience les représentations
inacceptables." [44] Mais le refoulement prend davantage
ici la forme de ce que Freud a appelé Verwerfung,
un concept défini comme un refus s'opérant sur le
mode du refoulement. Mais c'est l'acceptation faite par Lacan
de ce terme qui est ici intéressante :
"Pour
J. Lacan, la forclusion est le mécanisme spécifique
qui serait à l'origine du fait psychotique : rejet primordial
d'un " signifiant " fondamental hors de l'univers symbolique
du sujet. Ce signifiant fondamental est
la métaphore
paternelle
Contrairement au refoulement, les signifiants
sur lesquels portent la forclusion ne sont pas intégrés
à l'inconscient du sujet et ne font pas retour de l'"
intérieur ", mais au sein du " réel ".
Ce retour au sein du réel du signifiant forclos explique
le mécanisme de l'hallucination. Cette défaillance
de la fonction symbolique du père entrave la promotion
du sujet comme tel et explique son maintien dans une relation
duelle aliénante à la mère (
)."
[45]
Les premières
acceptations du matériel forclos reviennent dans un rêve
qui semble davantage être pour Matty une hallucination qui
s'impose de l'extérieur qu'une construction onirique. Ces
images sont tellement fortes qu'il ne sait pas lui-même
si elles sont vraies ou non, se défendant de pouvoir faire
une telle chose (ou d'avoir un tel fantasme) lors de sa session
avec le psychanalyste. Pendant son délire, il reproduit
les mêmes gestes et paroles que lorsqu'il était avec
Annie 1, comme s'il hallucinait le réel, le passé.
"Le moi
s'arrache à la représentation insupportable, mais
celle-ci est indissolublement attachée à un fragment
de la réalité, et, en accomplissant cette action,
le moi s'est aussi détaché totalement ou partiellement
de la réalité." [46]
Comme le souligne
N. Brenez, Matty doit trouver le réel sous le fantasme,
désintriquer les deux, intrication traduite sur le plan
plastique par la surimpression des images. Ce n'est que lorsqu'il
voit les images tournées par Mickey que Matty retrouve
l'image manquante, lorsque les images vidéo opèrent
ce retour au sein du réel. Encore faudrait-il être
sûr que les images tournées par Mickey existent en
tant que telles : images de jouissance, de délire orgiaque,
images répétées et répétitives
de ce que ressent Matty, visions fantasmatiques d'Annie et de
leur couple. Ces images prennent une forme et une texture identiques
à celles des fragments d'images laborieusement reconstituées
du black-out [47], ce qui pour effet de les associer aux perceptions
de Matty. Les images vidéo seraient ainsi la perception
particulière de Matty, une perception fausse parce que
le désir fantasmatique qu'elles expriment est pris par
lui pour une réalité externe. C'est cette perception
qui est alors gommée de sa mémoire, ce qui renvoie
à la " neige " du titre : le black-out, c'est
l'absence de perception de Matty, ici figurée comme film
sans images.
Image et oubli
renvoient continuellement à Mickey, Mickey qui n'est qu'une
construction, un amalgame d'images sans substrat réel.
Le pseudonyme Mickey Wayne, dans l'inconscient collectif culturel
occidental, renvoie à l'amalgame de deux images hollywoodiennes
devenues quasi-archétypales : celles de Mickey Mouse et
de John Wayne. Plus loin dans le temps, Mickey, le détenteur
des images et donc de la mémoire, rappelle la figure des
aèdes de la Grèce antique, des poètes qui
étaient les interprètes de Mnèmosunè.
Mnèmosunè, Mémoire, est une divinité
particulière : " la mémoire est une fonction
très élaborée qui touche à de grandes
catégories psychologiques, comme le temps et le moi. (
)
Le pouvoir de remémoration
est une conquête."
[48] L'aède, comme le devin, possède le don de voyance.
Comme Mickey qui ne voit qu'à travers l'objectif de la
caméra, ce don se paie dans l'histoire grecque au prix
des yeux. Le pouvoir de voyance de l'aède porte sur le
passé; Mickey sait tout, où se trouve(nt) Annie
(1 et 2), et en particulier, quelles sont les images du black-out.
"Cette
double vue porte en particulier sur les parties du temps inaccessibles
aux créatures mortelles : ce qui a eu lieu autrefois, ce
qui n'est pas encore. Le savoir ou la sagesse, la sophia,
que Mnèmosunè dispense à ses élus
est une "omniscience" de type divinatoire. (
)
L'activité du poète s'oriente presque exclusivement
du côté du passé. Non son passé individuel,
ni non plus le passé en général comme s'il
s'agissait d'un cadre vide indépendant des évènements
qui s'y déroulent, mais l'" ancien temps ", avec
son contenu et ses qualités propres : l'âge héroïque
ou, au-delà encore, l'âge primordial, le temps originel.
(
) De ces époques révolues le poète
a une expérience immédiate. Il connaît le
passé parce qu'il a le pouvoir d'être présent
au passé. Se souvenir, savoir, voir, autant de termes qui
s'équivalent." [49]
Au-delà
d'une connaissance des images du black-out, c'est de la perception
de l'abandon originel qu'il s'agit, celui de Matty par sa mère.
Ce sont ces perceptions, réelles ou imaginaires, qui déterminent
tout le complexe d'abandon de Matty ; celui-ci régit sa
relation avec Annie 1, son fantasme de meurtre d'Annie 2, et donc
les images forcloses.
"Le passé
ainsi dévoilé est beaucoup plus que l'antécédent
du présent : il en est la source. En remontant jusqu'à
lui, la remémoration cherche non à situer les évènements
dans un cadre temporel, mais à atteindre le fond de l'être,
à découvrir l'originel
." [50]
Dans les rituels
figurant la descente aux enfers, Mnèmosunè
était toujours associée à Lèthè,
Oubli, toutes deux étant des sources d'eau. Boire à
Lèthè permettait d'oublier la condition humaine
et d'entrer dans le domaine de la mort ; s'abreuver à Mnèmosunè
mettait le consultant en mesure de se rappeler ce qu'il avait
vu dans l'autre monde. C'est ainsi que dans les rituels, le consultant
avait la révélation du passé et du futur.
Lèthè est une eau de mort, alors que Mnèmosunè
donne les clefs de ce qui en général demeure inconnu
à l'homme. Mais pour que la connaissance ait lieu, il faut
boire aux deux sources ; l'oubli est aussi nécessaire que
la remémoration pour que cette connaissance du passé,
du futur, en d'autres termes, de soi, puisse avoir lieu.
L'association
entre oubli et mort est reflétée dans The Blackout
par l'utilisation plastique récurrente du noir : les fondus
au noir, absences de Matty ; le monochrome noir sur lequel apparaît
le titre du film, annonçant le black-out central et la
disparition finale ; "le noir comme processus d'extinction,
comme aboutissement inéluctable de toute perception"
[51]. Mais, contrairement aux croyances des grecs anciens, la
remémoration ici n'apporte pas la solution au mal.
L'anamnésis,
la réminiscence apparaît, dans une poésie
d'inspiration morale et religieuse, déjà comme une
sorte d'initiation. L'élu qui en bénéficie
s'en trouve lui-même transformé. (
) La mémoire
lui apporte comme une transmutation de son expérience temporelle.
(
) Mnèmosunè, celle qui fait se souvenir,
est aussi chez Hésiode celle qui fait oublier les maux."
[52]
Ces attributs
semblent renversés dans The Blackout : Matty ne
peut vivre sans savoir, mais mourra de s'être rappelé.
L'immersion de Matty dans la mer peut être comprise comme
une régression vers le maternel. Ce retour à la
mère signifierait l'acceptation par Matty de l'impossibilité
de se séparer de la mère, l'arrêt de sa lutte
pour réparer le manque initial, et donc l'abandon de la
tentative d'individuation, en d'autres termes, la mort psychique.
"C'est
du côté de l'enfant que l'on peut aussi trouver une
image déformée de la mère et une attitude
involutive sous la forme d'une fixation à la mère.
Dans ce cas, la mère continue à exercer une fascination
inconsciente, [qui] menace de paralyser le développement
du moi
La mère personnelle recouvre l'archétype
de la mère, symbole de l'inconscient, c'est-à-dire
du non-moi. Ce non-moi est ressenti comme étant hostile,
en raison de la crainte qu'inspire la mère et de la domination
inconsciente qu'elle exerce." [53]
Ainsi, de
la mer à la mère, de la mère à l'oubli,
Ferrara nous ramène encore une fois à la mer ; de
même, le film présente ce circuit en boucle comme
l'expérience psychique de Matty, expérience circulaire
dont il ne peut se tirer. Tout fonctionne à l'identique
: il s'agit de plier le temps sur lui-même et de vivre dans
une répétition involutive, la régression
: trouver la mère [54]. Chez les grecs, cette expérience
était appréhendée comme un phénomène
positif : "En permettant à la fin de rejoindre le
commencement, l'exercice de mémoire se fait conquête
du salut, délivrance à l'égard du devenir
et de la mort." [55] Mais le retour à l'élément
liquide est montré ici comme un évènement
destructeur :
"En négatif,
l'eau peut commettre d'importants dégâts et, même,
tout noyer sous sa masse. Ceci équivaut, sur le plan psychique,
à un désordre au sein de la psyché pouvant
aller jusqu'à la dissolution du moi, c'est-à-dire
jusqu'à la démence." [56]
The Blackout,
c'est la résolution négative de la relation à
la mere, du ressouvenir, de l'advenir possible figuré par
l'eau.
"Les
eaux, masse indifférenciée, représentent
l'infinité des possibles
. (
) S'immerger dans
les eaux pour en ressortir, s'y dissoudre totalement, sauf par
une mort symbolique, c'est retourner aux sources, se ressourcer
dans un immense réservoir de potentiel et y puiser une
force nouvelle : phase passagère de régression et
de désintégration conditionnant une phase progressive
de réintégration et de régénérescence."
[57]
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De l'eau du
bain à l'eau de mer, au liquide amniotique et au plasma
gluant des cosses ; de la figure maternelle comme fantôme,
obstacle oedipien ou manque ; du refoulement à l'oubli
ontologique et à la forclusion, l'analyse des trois motifs
met en évidence une grande variété et la
richesse de chaque traitement filmique. La gradation du niveau
de complexité entre le film " grand public "
et le film dit d'auteur, en passant par le stade intermédiaire
joignant les deux approches, fonctionne en relation avec l'audience
à laquelle ces films sont destinés.
What Lies
Beneath superpose un double niveau de lecture et un traitement
thématique riches, basés sur des concepts psychanalytiques
relativement fouillés. La notion psychanalytique centrale
de refoulement est présentée dans sa version simplifiée,
mais néanmoins très correcte, et qui peut être
considérée comme faisant partie des connaissances
générales de la société occidentale.
Mais le travail sur ce concept au deuxième niveau de lecture,
qui allie le refoulement primaire, la constitution de l'inconscient
et le retour du refoulé, est bien plus conséquent.
De même,
à travers l'exploration des thèmes classiques de
la science-fiction sous l'angle passionnant de l'apport psychanalytique,
la reprise par Ferrara de Body Snatchers diffère
du traitement politique habituel qui en a été fait
jusque là. La manière dont des concepts tels que
le processus d'individuation, les problématiques dipiennes
et la résolution de celles-ci par traitement fantasmatique
sont abordés dans ce film dénote une forte maîtrise
des données psychanalytiques et de leur translation filmique.
Les traitements visuels, plastiques et esthétiques de la
représentation du corps humain et de sa transformation
par le snatching sont systématiquement explorés
et mis en relation l'un avec l'autre. Ferrara se permet également
de réaliser avec Body Snatchers un film qui peut
être entièrement compris d'un point de vue figuratif,
celui du rêve ou du fantasme de Marti, sans pour autant
compromettre la lecture classique indispensable au film destiné
aux audiences de masse.
Le travail
sur l'image atteint son paroxysme dans The Blackout, qui
est la mise en image d'une expérience psychique, celle
du délire et du trou noir. Tous les aspects filmiques sont
travaillés en profondeur dans The Blackout: En termes
psychanalytiques et psychiatriques, le film met en scène
de manière très détaillée les symptômes
cliniques du délire et de la forclusion. Ces symptômes
sont traduits en termes plastiques par les différentes
utilisations du noir, les motifs maritimes, la surimpression et
l'intrication des images, et les figures du double. La structure
de The Blackout réplique le fonctionnement psychique
de Matty : son système de perception défaillant,
la démultiplication des figures maternelles et relationnelles,
le délire de la conscience et son naufrage dans un psychisme
qui fait figure de gouffre sans fond. Les multiples confusions
introduites par le délire, confusions présent-passé,
intérieur-extérieur, avant-après, fantasme-réalité,
se transmettent au spectateur qui doit à son tour mobiliser
ses capacités psychiques pour désintriquer ce matériel
délirant.
Ainsi, à
partir de motifs universels tels que la mer, la mère et
l'oubli, il est possible de mobiliser les capacités cognitives
du spectateur plus ou moins intensément, de la simple absorption
d'images à but divertissant à une participation
active par la reconstruction d'images altérées par
le dysfonctionnement psychique.
©
Briana Berg, 2003
Footnotes
[1] Produit par deux compagnies de production françaises,
CIPA et Les Films Number One, et une maison de production nord-américaine
indépendante consacrée aux films à budget
moyen, MDP Worldwide Entertainment Inc. ; distribué aux
États-Unis par Trimark Pictures.
[2] Produit par 20th Century Fox, Dreamworks SKG et Image Movers,
distribution américaine par Dreamworks.
[3] Produit et distribué aux États-Unis par la compagnie
Warner Brothers.
[4] Le Nouveau Petit Robert, 1996.
[5] Jacques de La Rocheterie, La symbologie des rêves,
Paris, Éditions Imago, 2001, p.103.
[6] Marie-Claire Ropars citée in Jacques Aumont et Michel
Marie, L'analyse des films, 2e édition, Paris, Nathan
Cinéma, 1988, 2002, p.84.
[7] Selon Jung, "psychologiquement, l'eau signifie: esprit
devenu inconscient. " Carl Gustav Jung, cité in Jacques
de La Rocheterie, La symbologie des rêves, op.cit.,
p.103.
[8] Carl Gustav Jung cité in Jacques de La Rocheterie,
La symbologie des rêves, op.cit., p.106.
[9] Ibid., p.96.
[10] Nicole Brenez, De la figure en général et
du corps en particulier. L'invention figurative au cinéma,
Bruxelles, De Boeck Université, 1998, p.13.
[11] Jean Bergeret, in Psychologie pathologique, sous la
direction de Jean Bergeret, Paris, Masson, 1972, 1995, p.94.
[12] Ibid., p.94.
[13] Ibid., p.95.
[14] Jean Bergeret, in Psychologie pathologique, op.cit.,
p.95-96.
[15] Ibid., p.95.
[16] Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse,
Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p.395.
[17] Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse,
op. cit., p.197.
[18] Nicole Brenez, De la figure en général et
du corps en particulier. L'invention figurative au cinéma,
op.cit., p. 40
[19] Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées,
1976, traduit de l'américain par Théo Carlier, Paris,
Éditions Robert Laffont, 1976, p.18
[20] Nicole Brenez, De la figure en général et
du corps en particulier. L'invention figurative au cinéma,
op.cit., p.39.
[21] Jacques de La Rocheterie, La symbologie des rêves,
op.cit., p.106-107.
[22] Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées,
op.cit., p.126.
[23] Nicole Brenez, De la figure en général et
du corps en particulier. L'invention figurative au cinéma,
op.cit., p.25.
[24] M. Houser, in Psychologie pathologique, op.cit., p.39.
[25] Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées,
op.cit., p.109.
[26] Nicole Brenez, De la figure en général et
du corps en particulier. L'invention figurative au cinéma,
op.cit., p.21.
[27] M. Houser, in Psychologie pathologique, op.cit., p.37.
[28] "Dans le sens proprement psychanalytique, opération
par laquelle le sujet expulse le soi et localise dans l'autre,
personne ou chose, des qualités, des sentiments, des désirs,
voire des " objets " qu'il méconnaît ou
refuse en lui. " Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire
de la psychanalyse, op. cit., p.344.
[29] M. Houser, in Psychologie pathologique, op.cit., p.39.
[30] La dimension verticale de la forêt s'oppose à
l'horizontalité des stores, soulignant plastiquement l'opposition
thématique entre filiation et individuation.
[31] Paul Dubor, in Psychologie pathologique, op.cit.,
p.187.
[32] Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse,
op. cit., p.109
[33] Ibid., p.108.
[34] M. Houser, in Psychologie pathologique, op.cit., p.32.
[35] Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées,
op.cit., p.185-186.
[36] Le Nouveau Petit Robert, op.cit.
[37] Jacques de La Rocheterie, La symbologie des rêves,
op.cit., p.167.
[38] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles,
Paris, Éditions Robert Laffont et Éditions Jupiter,
1969, 1982, p.623.
[39] Nicole Brenez, Cours sur le cinéma américain
contemporain, Université de Paris 1, 2002-2003.
[40] Nicole Brenez, Cours sur le cinéma américain
contemporain, Université de Paris 1, 2002-2003.
[41] Carl Gustav Jung cité in Jacques de La Rocheterie,
La symbologie des rêves, op.cit., p.168.
[42] Paul Dubor, in Psychologie pathologique, op.cit.,
p.178.
[43] Ibid., p.180.
[44] Jean Bergeret, in Psychologie pathologique, op.cit.,
p. 95.
[45] D. Marcelli, in Manuel alphabétique de psychiatrie,
sous la direction d'Antoine Porot et al., Paris, Presses Universitaires
de France, 1952, 1996, p.272.
[46] Sigmund Freud cité in Jean Laplanche et J.-B. Pontalis,
Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p.165, note 2b.
[47] Celles de Mickey qui porte le corps d'Annie 2 dans l'immeuble
en construction.
[48] Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs.
Études de psychologie historique, Paris, Librairie
François Maspero, 1965, p.52.
[49] Ibid., p.53-54.
[50] Ibid., p.57.
[51] Nicole Brenez, Cours sur le cinéma américain
contemporain, Université de Paris 1, 2002-2003.
[52] Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les grecs.
Études de psychologie historique, op.cit., p.59.
[53] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles,
op.cit., p. 626-627.
[54] Nicole Brenez, Cours sur le cinéma américain
contemporain, Université de Paris 1, 2002-2003.
[55] Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les grecs.
Études de psychologie historique, op.cit., p.68.
[56] Jacques de La Rocheterie, La symbologie des rêves,
op.cit., p.105.
[57] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles,
op.cit., p.374.
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