Cinescapade - ferrara

 

 
 

Mer, mère et oubli: des visions hollywoodiennes et ferrariennnes.

Ce travail propose une mise en parallèle de trois thèmes, qui sont également des motifs plastiques et figuratifs: l'élément liquide, la figure maternelle et l'oubli, qui sont liés aux concepts de mémoire et d'inconscient. Ces éléments sont au cœur de trois films divergeant de par leurs modes de production, de distribution et de réception au sein de l'industrie cinématographique. D'une part, The Blackout (1997) [1], oeuvre décriée par une majorité de critiques et boudée par le public, de l'auteur marginal, marginalisé et surtout en marge du système dominant hollywoodien qu'est Abel Ferrara. A l'autre extrême, le film de Robert Zemeckis, What Lies Beneath (2000) [2], produit hollywoodien destiné au grand public. Entre ces deux pôles, une œuvre de synthèse : Body Snatchers (1993) [3] : l'incursion du premier cas de figure, Abel Ferrara, dans le second système, celui d'Hollywood.

Ces trois films abordent, à des degrés divers et de façon différente, les motifs de l'eau, de la mère et de l'oubli. Chaque oeuvre privilégie un ou plusieurs de ces thèmes, répertoriant de manière différente les ramifications qui s'étendent des uns aux autres. L'eau infiltre les lieux, les personnages et les rapports qui se jouent entre eux dans What Lies Beneath ; Body Snatchers reformule la question du rapport à la mère et de l'individuation ; et The Blackout explore l'oubli. Dans The Blackout, film cyclique qui débute à l'endroit même de sa fin, ces motifs renvoient continuellement les uns aux autres dans un mouvement circulaire qui toujours fait ressurgir la question de la mémoire. Alors que refoulement et délire sont traités par Ferrara au-delà de l'économie narrative, dans la plastique et la construction même du film, Zemeckis met en scène un double niveau de lecture allant de l'apparent au symbolique sans jamais se détacher de l'arc narratif et de la structure classique. The Blackout et What Lies Beneath traitent de la recherche d'une partie de la conscience inaccessible, Body Snatchers sur le passage à un état de conscience nouveau, celui de l'adolescent en phase de devenir adulte, qui doit s'individuer en faisant table rase du passé, de sa vie d'enfant, du vécu avec ses parents. Dans chaque cas, la mère joue un rôle fondamental dans le processus amnésique par son absence intolérable qui en fait une présence fantomatique. C'est du traitement des ces thèmes dont il va être question. Comment sont-ils utilisés et mis en scène dans un film grand public par opposition à un film que l'on peut qualifier de film d'auteur, ou du moins de film indépendant à public restreint et averti ? L'articulation entre ces deux cas se fera à travers la médiation de Body Snatchers, qui offre l'avantage de cumuler ces deux aspects.
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Mémoire : " n.f. - XIIe ; memorie 1050 ; lat. memoria.
I.1. Cour. Faculté de conserver et de rappeler les états de conscience passés et de ce qui s'y trouve associé.
I.2. Psychol. Ensemble de fonctions psychiques grâce auxquelles nous pouvons nous représenter le passé comme passé (fixation, conservation, rappel et reconnaissance de souvenirs). Mémoire-habitude : conservation dans le cerveau d'impressions qui continuent à influer sur notre comportement sous forme d'habitudes. Mémoire affective : reviviscence d'un état affectif ancien agissant sur nos représentations, sans que nous en ayons conscience." [4]

1. La mer : l'en dessous

"Cette masse énergétique préformelle qui constitue le chaos originel des Grecs (gr. " ouverture béante ", " gouffre ténébreux ") est associée à l'idée de l'inconscience." [5]

L'eau contamine What Lies Beneath d'un bout à l'autre, s'infiltrant dans tous les interstices de l'économie narrative et même dans ses aspects figuratifs. L'eau ici est un protagoniste à part entière. L'élément liquide sera envisagé sous de multiples formes : eau claire du bain ; eau vaseuse, végétale, de la mer ; eau de pluie ; boue ; eau sous forme de condensation chaude (vapeur) ou froide (brouillard) ; eau glacée (neige). Les eaux de mer en mouvement, opaques et remplies d'une vie organique sont l'origine et l'aboutissement de la narration. De ce point de vue, le film reproduit en quelque sorte une image de la vie elle-même.

Le motif de l'eau traverse le film de part en part. Il est donné d'emblée comme la première image, image sur laquelle le titre va s'inscrire. Cette eau mouvante, sombre, parcourue de vagues lueurs, va emplir l'écran, ne laissant place à aucune autre image. Puis la caméra, pénétrant plus en profondeur, révèle la végétation qui se tapit dans les profondeurs. Souvent considérées comme la matrice du film dans le cinéma classique [6], les premières images (la première séquence et/ou le générique) révèlent l'essence du film, le mouvement de plongée toujours plus profond dans l'élément liquide, le domaine de l'inconscient [7]. Le personnage principal, Claire (Michelle Pfeiffer), ne va cesser de plonger dans l'eau pour retrouver la mémoire, retrouver le souvenir refoulé. Comme le souligne Jung,

"Toute renaissance doit passer par le trouble pour s'élever à la clarté. Plus grande est la clarification, plus grande est la différenciation, plus trouble est l'intensité vitale à cause justement des substances trouble." [8]

Entre l'eau claire du bain et l'eau boueuse de la mer, Claire va chercher de plus en plus loin ce qui est enfoui au fond de son inconscient, ce souvenir qu'elle veut et ne veut pas connaître. Le thème de l'eau est ici intimement lié à celui de la mémoire. Le titre illustre d'emblée les deux niveaux du fonctionnement de l'appareil psychique, conscient et inconscient, que l'on peut rapprocher des deux niveaux de lecture du film, et les met en parallèle avec ce dont on se rappelle et ce que l'on oublie. " What lies beneath " signifie ce qui gît en dessous, en contrebas, au fond. En soulignant la séparation entre surface et profondeurs, Zemeckis introduit l'idée de deux niveaux de perception différents. La double signification du mot " lies ", qui est le premier mot du titre à apparaître, met l'accent sur le fait que quelque chose réside effectivement là tout au fond, tout en suggérant que ce qui se cache seraient des mensonges, la surface n'étant alors que (fausses) apparences. L'apparence renvoie au miroir, surface réfléchissante qui peut être celle de l'eau également, et motif récurrent dans le film de Zemeckis. L'idée d'apparence est liée à celle d'identité: ce qui gît en dessous gît en fait à l'intérieur ; il s'agirait alors d'une partie intime, essentielle de l'individu. Le film se situe donc dans un questionnement sur l'identité. On voit Claire, qui croit sa mémoire aussi limpide que l'est son prénom, émerger de l'eau transparente du bain au début du film comme d'un réveil :

"l'immersion, volontairement consentie, et qui est une sorte d'ensevelissement, est l'acceptation d'un moment d'oubli, de renoncement à sa propre responsabilité, de " mise hors jeu ", de vacuité... " [9]

A Claire qui tente d'enlever la vapeur du miroir dont le reflet opacifié ne lui renvoie plus son image, le scénario fait correspondre l'oubli central du film qui tourne autour de la question de l'identité.

Le film de Robert Zemeckis se lit de prime abord comme l'histoire d'une mère, Claire Spencer, qui, suite à un choc émotionnel, va s'engager dans la recherche d'un évènement oublié de sa vie. Le trauma déclencheur est l'accession à l'âge adulte de sa fille unique, qui provoque le départ de celle-ci pour l'université. L'évènement réprimé, le souvenir qui lui manque, est l'adultère qu'elle a vu son mari Norman (Harrison Ford) commettre avec une étudiante l'année précédente, épisode qui l'avait (littéralement) conduite à encastrer sa voiture dans un arbre, provoquant du même coup l'amnésie circonstancielle. Suite à ce nouveau traumatisme, des évènements étranges vont se produire autour de l'héroïne, la conduisant jusqu'à la vérité ultime qui figure son mari comme meurtrier. A première vue, il s'agit d'une histoire classique de mensonges qui remontent à la surface, annoncée par le titre et traitée sur le mode de l'apparition fantomatique. D'un point de vue figuratif cependant, l'histoire de What Lies Beneath se lit différemment. Dans le principe de l'économie figurative,

"… des éléments tels que la silhouette, le personnage, l'effigie, le corps, le rapport entre figure et fond, se mettent eux aussi à circuler. (…) Au cinéma, la silhouette ne donne pas le corps, il peut y avoir personnage sans personne ou corps sans support (…) ; une figure n'existe que de se distribuer sur plusieurs personnages (…) ; un personnage ne relève pas du même régime figuratif que les autres (…)." [10]

De ce point de vue, le " texte " de What Lies Beneath présente un second niveau de lecture. Le fil conducteur reste identique : l'ossature de l'histoire est la recherche par Claire d'une occurrence qu'elle a refoulée. Mais cette recherche s'avère être avant tout psychique, et non physique. Les qualités répétitives des figures féminines sont un des motifs qui attire l'attention. Toutes les femmes qui ont une certaine importance dans le scénario manifestent des ressemblances d'ordre divers avec Claire. Sa fille Caitlin (Katharine Towne) partage bien entendu une ressemblance avec sa mère, mais cette similarité physique va être transformée en analogie identitaire par le montage. La similarité entre Claire et Caitlin (sans parler de l'analogie de leurs prénoms commençant par la lettre C) est signalée par Norman, qui dit à sa femme : " chaque fois que je la [Caitlin] regarde, c'est toi que je vois. " Au niveau iconographique, une photo de Caitlin arborant un t-shirt noir avec le sigle " Juilliard ", prestigieuse école de musique de New York, est suivie presque immédiatement par une photo d'une Claire plus jeune, cadrée de manière identique et portant le même vêtement. Le signe " Juilliard " renvoie à Claire, présentée au spectateur comme une musicienne de profession ayant renoncé à sa passion pour se consacrer à son mari. En revanche, les éventuels liens avec le domaine musical de Caitlin ne sont jamais explicités. Ce lien plastique entre les deux femmes est encore accentué par le montage de la scène de séparation de la mère et de la fille. Un raccord dans l'axe complexe (sans changement de distance focale mais comportant une ellipse temporelle et un changement de lieu) crée une relation d'analogie entre Claire et sa fille. La caméra montre le visage de Claire, qui étreint Caitlin lors de son départ pour l'université ; le plan suivant montre une image identique, cette fois-ci dans le dortoir de l'université, mais dans laquelle les personnages ont subi une rotation spatiale de 180 degrés. Le raccord, en inversant complètement les positions des deux femmes tout en les montrant à l'identique, les équivalant l'une à l'autre. Nous avons vu que Caitlin représente une partie de Claire, sa jeunesse et sa sensibilité de musicienne. Au niveau narratif, Caitlin est mise en quelque sorte à l'écart au début du film, ce qui provoque le retour d'un trauma chez Claire. Le procédé de montage suggère qu'à un niveau de lecture formel, le vrai trauma pour Claire a été l'abandon de sa nature artistique et de sa jeunesse réalisé au bénéfice de Norman.

De là émerge l'idée d'une possible insatisfaction ou d'une frustration de la part de Claire, ou du moins la notion que quelque chose ne tourne pas rond dans la relation conjugale. Cette notion se reflète déjà dans un geste ambigu préalable de Norman mettant son bras autour du cou de Claire. Il va réitérer à la fin du film, cette fois dans une visée agressive.

On peut concevoir le personnage de Madison (Amber Valletta), la maîtresse de Norman qui est tuée et qui revient de manière spéculaire et fantomatique, de la même façon. Caitlin représente l'enfant, alors que Madison serait la figure de la sexualité, de la jeune adulte passionnée, intelligente mais indisciplinée, qui existe en Claire. L'attribution de la caractéristique sexuelle à Madison est mise en avant par les qualificatifs descripteurs de la jeune fille, la nature de sa relation avec Norman, et la mise-en-scène de séduction de Claire qui se prend pour Madison. Le pendentif en forme de rose qui identifie Madison, une rose qui s'ouvre de manière presque vaginale (motif repris à la fin du film par la rose rouge que Claire dépose sur la " tombe " de Madison -le rouge symbolisant évidemment la passion), souligne encore ce rôle.

La ressemblance physique entre ces deux personnages est énoncée cette fois par Claire. Lorsque le psychiatre, chez qui elle se rend sur les instigations de Norman, lui demande à qui ressemble le fantôme qu'elle a vu chez elle, elle répond franchement que l'apparition lui ressemble, mais avec des yeux verts. Madison Elizabeth Frank est d'abord identifiée par ses initiales, MEF. Claire les épèle à voix haute, ME (ou moi). Le F représentant le patronyme Frank, on peut supposer qu'en toute " franchise ", c'est de " moi " qu'il s'agit. On peut noter au passage l'hommage à Vertigo, dans lequel le double se prénomme Madeleine. Les rôles sont ici inversés, Madeleine étant repêchée d'une eau dans laquelle Madison, elle, est précipitée. Les deux prénoms renvoient néanmoins à la notion de folie (" mad "), Zemeckis reliant celle-ci à la sensualité. D'autres analogies, celles-ci plastiques, existent entre Madison et Claire. Gestes identiques (porter la main à son cou) effectuées en quasi-reflet (l'écran de l'ordinateur tenant lieu et place de miroir) ; deux reflets (deux versions) de la même personne dans l'eau de la baignoire ; la transformation de l'une en l'autre dans la baignoire ; les positionnements similaires dans le cadre (place identique dans la voiture au fond de l'eau, avec le mât du bateau qui perce les pare-brise des deux voitures successivement au même endroit) ; similarité des coiffures lorsque Claire tresse ses propres cheveux immédiatement après avoir brûlé la tresse symbolique appartenant à Madison. Finalement, dans l'économie narrative, le décès de Madison coïncide avec l'accident de voiture de Claire, rendant la seconde " amnésique " de la première, qui elle sera retrouvée en fin de compte… dans une voiture.

Dernière figure du double, la voisine de Claire, Mary Feur (Miranda Otto), MF, dont les initiales reproduisent une sorte de ME -moi -inachevé. A nouveau, la ressemblance plastique et dans le cadre est mise en avant. On ne voit tout d'abord de Mary qu'une succession de parties (yeux bleus, bouche sensuelle, taille moyenne, silhouette féminine, vêtements pastels) ; ces traits sont mis en parallèle avec les éléments correspondants chez Claire, soulignant leur similarité. La position dans le décor des deux femmes, et dans le cadre, ainsi que leurs gestes, sont identiques, comme réfléchis par un miroir : elles habitent dans des maisons jumelles, séparées par une clôture ; elles s'observent d'abord à travers un trou dans cette clôture ; puis pleurent simultanément chacune d'un côté de la barrière. Ce double possède des attributs maternels. En effet, la relation de Claire à ses voisins relève de la scène primitive : Claire ressemble à une enfant qui, épiant ses parents par le trou de la serrure (ici transformé en jumelles qui circonscrivent la vue tout en la magnifiant), les surprend pendant l'acte sexuel et le méprend pour une violence faite par le père sur la mère (Claire va se persuader que le mari de Mary, Warren (James Remar), a tué sa femme).

Il y a par ailleurs une parenté physique entre Warren Feur et le premier mari de Claire, Michael. Le physique des deux hommes est très semblable (stature, chevelure, traits du visage). Dans l'album photo, Michael figure à côté de Claire vêtue du tee-shirt Juilliard, qui a établi sa qualité d'enfant. On peut donc faire l'hypothèse qu'il est à la fois le père et le premier partenaire sexuel. Ceci renvoie au prénom Mary, qui représente à la fois la mère et la virginité. Chaque rencontre avec Mary provoque par ailleurs chez Claire une blessure et un écoulement de sang, qui semble être réciproque (tache de sang sur la chaussure de Mary). Le moi, le " me " inachevé des initiales MF, serait celui de la fillette qui a voulu remplacer la mère. Cet épisode renvoie donc d'une part à la scène primitive, et d'autre part au désir œdipien, au fantasme de la fillette de prendre la place de la mère auprès du père. Le sang évoque les saignements menstruels, étape de l'adolescence pendant laquelle la problématique oedipienne a une chance ultime d'être réglée une fois pour toutes.

Il y a donc trois figures du double, trois reflets de Claire qui représente le Moi unificateur, le centre conscient de l'être. Ces trois figures renvoient aux trois anneaux de la clé qui ouvre le coffre au secret, ainsi qu'aux trois anneaux de la bague matrimoniale de Claire. Toutes trois sont des figures de l'oubli : chacune a été refoulée selon un type de refoulement différent. La trame narrative (Claire a " oublié " l'adultère de son mari) développe la partie classique de la notion de refoulement, définie ainsi par Bergeret :

"[Le refoulement] reste étroitement lié à la notion d'inconscient et de ce fait utilise à lui tout seul la part principale des énergies défensives en éliminant du champ de notre conscience des îlots entiers de notre vie affective profonde mais combien réelle." [11]

En psychologie clinique et au niveau figuratif dans le film, le mécanisme du refoulement joue à trois niveaux. Le premier niveau correspond au double maternel Mary :

"Le refoulement primaire, reste d'une époque archaïque, individuelle ou collective, où toute représentation gênante (images de la scène primitive, de menaces ou de séductions par l'adulte) se trouvait automatiquement et immédiatement refoulée sans avoir eu à devenir consciente ; c'est le pôle attractif par la suite, les points de fixation des refoulés ultérieurs touchant aux mêmes genres de représentations." [12]

Le refoulement primaire est considéré comme le mécanisme fondateur de l'inconscient qu'il institue comme domaine séparé du reste du psychisme. Il est illustré ici par l'obsession de Claire avec ses voisins, qui marque les points de fixation qui agiront par la suite dans sa vie psychique. Ce sont cette scène primitive et les séductions de et par l'adulte dans la première enfance, immédiatement refoulées, qui ont permis la création de son inconscient. Tout nouveau refoulement aura trait à ces expériences psychiques et se condensera autour d'elles.

De la même manière qu'il y a refoulement d'un personnage concret, il y a refoulement d'une entité métaphorique.

"Le refoulement proprement dit … consiste en un double mouvement et d'attraction par les fixations du refoulement primaire et de répulsion par les instances interdites : Surmoi (et Moi dans la mesure où il devient l'allié du Surmoi). [13]

Dans What Lies Beneath, c'est Madison qui est refoulée au plus profond de l'inconscient (ou l'élément liquide, comme vu précédemment). Le point de fixation du refoulement primaire s'est attaché aux pulsions libidinales en tant que transgression du tabou de l'inceste (réel ou imaginaire). En tant qu'étudiante ayant eu des relations sexuelles avec son professeur, figure paternelle représentant l'autorité et la transmission du savoir, Madison incarne cet interdit. Elle a donc dû être éliminée, au propre comme au figuré. Mais

"Aussi efficace soit-il, le refoulement ne saurait empêcher que les représentations refoulées dans l'inconscient s'y organisent, nouent entre elles des liens subtils et donnent même naissance à de nouveaux rejetons qui vont tenter de se manifester à leur tour au niveau du conscient." [14]

C'est ainsi que Madison ne cesse de réapparaître dans les différentes eaux de l'inconscient de Claire, allant du plus clair au plus profond (un motif repris par la changement de couleur d'yeux entre Claire et Madison, du bleu plus limpide de la surface au vert des profondeurs végétales de l'élément liquide). Madison refera surface de sa tombe aqueuse (lourdement mise en avant dans le journal par le nom de la localité dans laquelle sa disparition a eu lieu -Waterbury, qui signifie " enterrer dans l'eau "), sous forme de reflet, d'image figée (photo), d'écriture (ses initiales sur l'interface de l'ordinateur), puis finalement de corps, décomposé aux yeux de Norman qui incarne la figure parentale intériorisée, intacte aux yeux d'une Claire débarrassée de cette instance surmoïque hypertrophiée qu'est Norman. Les apparitions de Madison opèrent donc comme des retours pathologiques du refoulé qui fait irruption dans la conscience.

"Le retour du refoulé : c'est soit une simple " échappée " du processus de refoulement, soupape fonctionnelle et utile (rêve, fantasmes), soit une forme parfois déjà moins anodine (lapsus, actes manqués), soit des manifestations franchement pathologiques d'échec réel du refoulement (symptômes)." [15]

La figure de Caitlin renvoie à une manifestation plus opérationnelle du refoulement.

"Le refoulement réserve à chacun [des représentants-représentation] un sort distinct … selon son degré de déformation, son éloignement du noyau inconscient ou sa valeur affective." [16]

Claire refoule les intérêts de la jeunesse pour accéder à ceux de la maturité. Elle en ressent de la tristesse, ce qui est normal et fait partie du processus de changement. Ce deuxième refoulement (le refoulement de trop) fait ressurgir sous forme de symptômes, d'échappées de nature pathologique, le contenu " Madison " refoulé. La nostalgie va alors se changer en rancœur contre Norman, perçu comme l'instance refoulante. Ce vécu agressif sera figuré par un fantasme de destruction, la tentative de meurtre de Claire par Norman.

L'eau, figure de l'inconscient et de l'oubli, contient ce qui a été refoulé. La mer recèle le contenu refoulé et du même coup, détient le souvenir perdu ; elle est l'autre protagoniste à part entière du film. Une figure importante est caractérisée par son absence, un fantôme encore, mais qui ne sera pas matérialisé : la mère. La figure maternelle est clairement défaillante, présence si dérisoire qu'elle ne manifeste que par son absence. A part quelques rares apparitions derrière la clôture, Mary reste invisible. L'autre figure maternelle, la mère de Madison (qui pourrait également représenter une Claire vieillie et coupée de ses pulsions libidinales) vit seulement à travers les images produites par les autres. Tout est figé, il n'y a rien de vivant dans la chambre à coucher-relique de Madison, coquille vide de substance ; vide de sens personnel comme les images télévisées que la mère regarde sans le son, une mère qui n'est plus, ou n'a pas été, à l'écoute.

La présence-absence de la mère est également introduite indirectement sous couvert d'un hommage à Hitchcock. Le prénom Norman renvoie à son célèbre alter ego, Norman Bates (protagoniste célèbre de Psycho, de Alfred Hitchcock, 1960), qui évoque une présence maternelle étouffante et schizophrenogène. (On peut également noter d'autres références : la chaise à bascule de la mère de Bates, certains plans en contre-plongée de la maison de nuit, et surtout, la musique des dernières séquences du film, une variation sur le célèbre thème musical de Psycho). Norman Spencer fait montre de prédispositions plus que satisfaisantes à la double personnalité, mais sa fixation se porte sur l'image du père. En effet, tout le monde le confond avec son père, Norman Spencer Senior, génie scientifique, fondateur d'une école renommée et professeur admiré. Alors que Norman Bates est étouffé par la mère, Norman Spencer lui est envahi par l'image du père. Petit à petit, la paranoïa fait surface (il maintiendra à plusieurs reprises que ses interlocuteurs sont au courant du décès de son père mais prétendent néanmoins croire qu'ils s'adressent à ce dernier quand ils parlent en fait à Norman Junior) et avec elle, la faille psychique. L'importance accordée au père souligne encore la place de cette figure dans la problématique de Claire, tout en accentuant l'absence de la figure maternelle. Cette absence originaire, qui pourrait permettre l'inceste, est à la base de toute la problématique de What Lies Beneath.
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Inconscient : " L'adjectif inconscient est parfois employé pour connoter l'ensemble des contenus non présents dans le champ actuel de la conscience (…). Au sens topique, inconscient désigne un des systèmes définis par Freud dans le cadre de sa première théorie de l'appareil psychique : il est constitué de contenus refoulés qui se sont vu refuser l'accès au système préconscient-conscient par l'action du refoulement (refoulement originaire et refoulement après-coup)." [17]

2. De la mer à la mère : du dessous au dedans

Body Snatchers d'Abel Ferrara effectue des variations sur les trois thèmes considérés. L'eau est une fois de plus un vecteur de transition, de naissance et de renaissance. La mère, elle, représente le noyau autour et à partir duquel se produit le changement, les transformation physiques et psychiques de l'adolescence. L'oubli, quand à lui, préfigure à la fois le refoulement primaire, créateur de l'inconscient, et le processus d'émancipation, la mise entre parenthèses de la famille d'origine. Ainsi, " Body Snatchers est un roman familial rêvé par une jeune fille qui voudrait se débarrasser de sa belle-mère et de son demi-frère." [18]

Les transformations de l'adolescence sont au cœur de Body Snatchers. D'une part les modifications hormonales, la sexualisation du corps, le déchaînement des sensations physiques, des pulsions ; de l'autre les changements psychologiques (réactivation des problèmes oedipiens, refus de l'autorité des parents, etc.)

"Pour pouvoir régler les problèmes psychologiques de la croissance (c'est-à-dire surmonter les déceptions narcissiques, les dilemmes oedipiens, les rivalités fraternelles ; être capable de renoncer aux dépendances de l'enfance ; affirmer sa personnalité, prendre conscience de sa propre valeur et des ses obligations morales), l'enfant a besoin de comprendre ce qui se passe dans son être conscient, et, grâce à cela, de faire face également à ce qui se passe dans son inconscient. Il peut acquérir cette compréhension (qui l'aidera à lutter contre ses difficultés) non pas en apprenant rationnellement la nature et le contenu de l'inconscient, mais en se familiarisant avec lui, en brodant des rêves éveillés (…) En agissant ainsi, l'enfant transforme en fantasmes le contenu de son inconscient, ce qui lui permet de mieux faire face." [19]

Ferrara travaille l'idée de contenant, vide ou plein, et de limite, entre intérieur et extérieur, à tous les niveaux : lettres creuses du titre; cosses ; corps humains sans vie ; corps de lézard séché, coquille vide ; combinaison de protection vide et trouée. L'accent est mis sur l'intériorité : que ce soit l'intérieur des corps (corps inachevés qui montrent l'architecture interne de celui-ci), l'intériorité psychique (identité) ou l'intérieur des espaces. Toute l'action est circonscrite sur une base militaire, un monde fermé sur lui-même. La première confrontation au changement se passe à l'orée de ce milieu clos, dans les toilettes d'une station essence qui connotent bien la corporéité à travers ses fonctions les plus basiques. La couleur rouge des parois souligne l'organicité des changements, qu'ils soient ceux de l'adolescence ou ceux de l'espèce. Les cosses végétales et leur développement en osmose avec le corps humain accentuent les transformations physiques du corps adolescent et le dégoût qui est souvent éprouvé par celui-ci envers les modifications corporelles, les liquides qui s'échappent du corps et l'imagerie associée aux relations sexuelles (par exemple, entre autres, celle de la pénétration). Cette imagerie est travaillée dans le film comme " un rêve de corps représenté sous forme de tentacules, de liens gluants, d'envahissements immondes". [20]

L'eau stagnante permet la prolifération des cosses extraterrestres dont les filaments quasi végétaux s'introduisent dans l'intérieur l'humain. L'aspect végétal de l'eau, qui permet la contamination, est mis en exergue. Cette eau est souterraine, comme l'est la duplication secrète des corps et la prolifération des fantasmes inconscients. Dans la symbologie des rêves [21], l'eau boueuse ou envahie par une profusion de végétaux renvoie au fait que " le sujet entre en contact avec son Ombre, encore très inconsciente et faite de sa violence (…) ", mais aussi à l'idée qu'" une grande partie de sa propre fertilité réside dans cette zone vitale encore inconsciente. Car les végétaux soulignent aussi la fertilité des eaux primordiales de l'inconscient. " Bien que le contact avec les zones inconscientes peut faire peur, il est nécessaire pour progresser. L'énergie contenue dans l'inconscient est à la fois le moteur qui permet son évolution et sa nature animale, impulsive et agressive, qu'il faut dompter. C'est là toute la problématique de Marti.

La séquence d'ouverture de Body Snatchers apparente immédiatement les concepts des aliens et celle de l'eau végétale. Les points lumineux de la nuée extraterrestre, traversant l'espace, vont se fondre dans le plan suivant avec le soleil miroitant sur une eau dans laquelle plongent les racines d'un arbre. De là, la caméra s'élève, révélant des rangées de pins, puis la voiture de la famille Malone qui serpente à travers la forêt. La route prise par les Malone va de la maison familiale à un nouveau foyer.

"… le fait de devoir quitter la maison équivaut à la nécessité de devenir soi-même. La réalisation de soi exige la rupture d'avec le foyer, expérience terriblement douloureuse, lourde de multiples dangers psychologiques." [22]

Ce chemin est le parcours pyschologique et initiatique du personnage principal, l'adolescente Marti Malone (Gabrielle Anwar) dont le nom peut être lu comme M(arti) alone (Marti seule), solitude qui est un des sentiments principaux que l'on ressent à l'adolescence. La route vers le compound militaire passe entre deux bras d'un cours d'eau bordé par une forêt de pins. Comme tous les corps touchés par le changement dans Body Snatchers, Marti doit passer par l'élément liquide (dans son cas franchir l'eau qui ceint le compound militaire si ce n'est s'y immerger comme les autres) pour entrer dans le processus de maturation. L'eau, milieu contaminé mais également illuminé par les rayons du soleil, permettra à Marti de se différencier et de devenir adulte, tout comme l'eau permet aux cocons de s'humaniser, de prendre forme humaine. A la fin de son itinéraire, Marti franchira à nouveau la rivière en sens inverse, laissant derrière elle les restes de sa vie d'enfant, préfigurant son acceptation ultérieure de l'âge adulte.

La forêt, symbole du parcours initiatique, renvoie aussi à la filiation, à la famille. La figure de l'arbre, toujours unie dans le plan à un personnage, est très présente dans Body Snatchers. Symbole de la généalogie, l'arbre surplombe la famille reconstituée sur le mode incestueux ; il sera à l'arrière-plan de la scène dans laquelle Marti abat son père, Steve Malone (Terry Kinney) ; présent lorsque Marti tisse de nouveaux liens avec son fiancé Tim (Billy Wirth). A plusieurs reprises, la caméra fera un travelling descendant à travers les branches filmées en gros plan, créant une équivalence plastique entre branches et racines : ces racines qui plongent dans l'être humain pour lui voler sa substance, racines similaires en forme et en nature au cordon ombilical qui le nourrit enfant. Les cosses représentent alors un fantasme qui annule par une double inversion le processus de croissance fœtale : le corps maternel se nourrit de la substance de l'enfant au-lieu d'alimenter celui-ci ; le bébé est expulsé hors du corps maternel, tentative de rejet du besoin de ce corps qui reflète en même temps son incapacité à exister sans lui. Les bruits rythmés de succion, rappelant ceux de la tétée, qui proviennent des cosses quand elles absorbent l'être humain accentuent encore cet effet.

"Du plasma, les plans de gestation de Body Snatchers retiennent les vertus plastiques de liquide opalescent et visqueux, la qualité germinative, la structure organique complexe et bien sûr le fait qu'il soit dépositaire des caractères héréditaires. Du placenta, ils retiennent la masse charnue et spongieuse et surtout, ce phénomène essentiel qu'il représente un organe d'origine mi-fœtale, mi-maternelle, c'est-à-dire le seul organe intermédiaire : il appartient à deux corps en même temps et assure leur transition." [23]

Tout comme la mère permet la vie de l'individu, l'eau permet la vie de l'espèce, quelle qu'elle soit. L'eau, symbole de vie pour le fœtus humain ou extraterrestre. L'immersion dans l'eau symbolise également le retour utérin, le retour à la mère ; ainsi, le bain que prend Marti, moment de régression maximum, figure l'apogée de son fantasme d'inceste.

Il n'est donc pas étonnant que tout le récit de Body Snatchers d'Abel Ferrara s'organise autour de la figure maternelle. La mère, point de départ de la vie physique et psychique ; la mère, moteur involontaire des changements dans l'individu et véhicule de ceux de l'espèce. La mère, figure centrale qui organise la thématique principale du film : celle de l'adolescent(e) qui doit s'individuer. Mère et enfant ne font qu'un physiquement pendant neuf mois, puis psychiquement pendant les premières années de vie du bébé. L'individuation - que ce soit au cours de l'enfance ou de l'adolescence- ne se fera donc que par rapport à cette figure maternelle. Les débuts de l'individuation sont corrélatifs à l'adjonction d'un troisième élément, qui permet la triangulation : la figure du père. Cette facette de la problématique renvoie à l'Œdipe, le complexe fondateur de l'inconscient qui trouve dans le passage de l'adolescence à l'adultité une dernière chance de résolution. Chez la fille, l'Œdipe se manifeste d'abord par un sentiment de déception envers la mère, déception qui provient de l'idée que celle-ci lui aurait volé son pénis. L'enfant va alors essayer d'obtenir cet attribut du père ; lorsque cette solution échoue, elle va vouloir, par substitution analogique, remplacer le pénis qui lui manque par un enfant du père. C'est ainsi que se met en place la séduction du père par l'enfant, qui se sent simultanément très coupable envers la mère. La violence des sentiments négatifs de Marti envers la figure maternelle (Carol Malone, jouée par Meg Tilly) est traduite par la mort psychique, émotionnelle, qu'elle lui inflige, figurée par une iconographie extrêmement violente : les cendres que sont les résidus du corps maternel sont ramassées à la balayette et jetées aux ordures.

Ce traitement brutal met néanmoins en évidence l'ambivalence de sentiments de Marti envers la mère, puisqu'elle se contente d'abord de l'évider de sa substance, de sa personnalité. La figure maternelle, contrairement à la figure paternelle abattue froidement et en pleine conscience, ne mourra qu'en dernier recours, à la fin du fantasme de Marti. Une mort par le feu, purificatrice, quasi anonyme. Même de manière fantasmatique, Marti ne s'attaquera pas frontalement à la figure maternelle, la faisant périr avec tous les autres de son " espèce ". A la fin du fantasme, la cellule familiale entière sera exterminée.

"Cette lutte contre les anciens investissements peut aboutir soit au rejet total des parents, à la rupture, à un mode de vie totalement différent, soit au rétablissement d'un équilibre dans une tolérance réciproque et une affection partagée. (…) l'issue de ce conflit dépend, encore plus que de l'attitude réelle des parents, du mode de résolution ou de non-résolution du conflit oedipien, une dernière chance étant encore une fois laissée à l'individu pour liquider spontanément ce dernier. [24]

Le parcours de Marti prend en compte à la fois le premier mode de résolution et amorce la possibilité du second. D'une part, elle résoud sa problématique sur un mode fantasmatique par l'annihilation parentale et relationnelle. Ayant mis le mode de relation infantile aux parents derrière elle, elle crée la possibilité d'aménager un nouveau type de relation avec eux, une relation qui serait placée sous le signe de la maturité.

L'attaque sur la cellule familiale débute par la transformation de la mère en marâtre, puis de marâtre en double creux, denié d'humanité et d'émotions.

"… la division de la mère en deux personnages (…) : une mère bonne- le plus souvent décédée- et une méchante marâtre, rend un grand service à l'enfant. C'est non seulement pour lui une façon de préserver en lui-même l'image d'une mère toujours bonne, quand la vraie mère ne l'est pas ; c'est aussi pour l'enfant la possibilité d'être en colère contre cette méchante " marâtre " sans entacher la bienveillance de la vraie mère, qu'il considère comme une autre personne." [25]

C'est bien entendu la mère qui doit être éliminée en premier, puisqu'elle est le premier Autre, le premier Double de l'enfant, puisqu'elle est la rivale du désir oedipien que la fille porte au père.

"Dans Body Snatchers, la fable tourne autour d'une supplantation, celle de la Belle-Mère à la Mère, à partir de laquelle les motifs se mettent à se déplacer et se remplacer, en un circuit maléfique de la substitution indue." [26]

Les corps sont ainsi remplacés un à un par des doubles qui sont à la fois le même et l'autre, exactement comme dans le processus de transformation qui s'opère à l'adolescence.

"Associée à cette reviviscence [des pulsions oedipiennes], c'est aussi une crise narcissique et identificatoire avec notamment des doutes angoissants sur l'authenticité de soi, du corps, du sexe, réalisant… un nouveau " stade du miroir " et caractérisant le fameux " âge ingrat ". On observe souvent…des sentiments de "bizarrerie" et d' "étrangeté"." [27]

Tout est mutation interne : Marti, et la manière dont elle perçoit les autres. Le changement qui prend place en Marti altère sa vision des autres. Le regard que pose l'adulte sur ses parents et sur le monde est bien différent de celui de l'enfant. Body Snatchers tire de ce principe une superbe illustration de la projection [28], en faisant changer les autres alors que c'est chez Marti que s'opère la modification.

"En règle générale et de façon caractéristique, le jeune individu va s'isoler et se comporter comme un étranger envers sa famille." [29]

L'étranger sera donc tous les autres. Les changement qui s'opèrent en Marti ont nécessairement des répercussions dans le foyer, réceptacle de la cellule familiale. Ainsi, les altérations extraterrestres se font à l'intérieur même de l'espace intime (et en général considéré comme inviolable) de la maison. Ce parallèle entre les espaces intérieurs et extérieurs de l'individu et du foyer, du corps et du psychisme, est mis en évidence par de nombreux plans qui soulignent l'intériorité des corps montrée au grand jour, l'intérieur de la maison vue du dehors, mais aussi l'extérieur vu depuis le dedans. Ces échanges entre intérieur et extérieur sont accompagnés presque systématiquement par une imagerie de persiennes à demi fermées, qui opacifient la frontière entre le dedans et le dehors. [30]

On ne voit que ce que l'on veut bien nous montrer. Les stores ne sont jamais levés, on ne peut appréhender ce qui se passe à l'intérieur du psychisme. Les adultes ont appris à cacher leurs émotions, seule Marti n'est pas filmée sur fond de persiennes. Tout comme l'individu ne sait pas quelles sont ses pensées inconscientes, ou que les voisins ignorent ce qui se passe dans le voisinage, de même les locataires ne savent pas toujours ce qui se trame sous leur toit. Ainsi, le père ne sait pas ce qui est arrivé à sa femme, et les parents ne sont pas conscients du déchaînement des pulsions et des fantasmes de leur fille.

"… l'imagination de l'enfant peut être violente, angoissée, destructive et même sadique. Le jeune enfant… aime ses parents avec une intensité incroyable de sentiment et, en même temps, les déteste." [31]

Ce que veulent les envahisseurs et ce que veut Marti est en fin de compte la même chose : que les émotions qui font rage (à l'adolescence ou autrement), -" cette aggression du dedans qu'est la pulsion" [32]- se calment. " Quand toute chose est conforme, il n'y a plus de conflit, il n'y a plus aucun différend, plus de problème d'aucune sorte ", disent les " répliqués ". Tout comme les aliens cherchent à garder une constance biologique en éliminant le facteur émotionnel de l'équation humaine, de même, l'organisme humain cherche à se préserver par la défense psychique, " ensemble d'opérations dont la finalité est de réduire, de supprimer toute modification susceptible de mettre en danger l'intégrité ou la constance de l'individu biopsychologique." [33]

Ainsi, accéder à la maturité, c'est arriver à cacher ses sentiments. Le fiancé de Marti, ayant déjà tué (son père ? sa famille ?), a atteint l'âge adulte. Son visage est par ailleurs assez inexpressif, ce qui le situe physiquement du côté des adultes-envahisseurs. Son nom par contre (Tim Young) le situe du côté de l'adolescente. Il a donc la particularité de faire partie des deux mondes à la fois, ce qui lui permet d'aider Marti à passer le cap entre ces deux états. Sous couvert d'aliens, Ferrara pose une équivalence entre maturité et faux-semblants, vision assez cynique de l'âge adulte et qui renvoie peut-être davantage encore aux maîtres de Hollywood, voire de l'Amérique. Sous couvert de fantasme, Ferrara porte atteinte à la famille, noyau sacro-saint de la société américaine, mettant en scène une crise d'adolescence vécue sans frein pulsionnel, au cours de laquelle la fille abat froidement son père, brûle sa mère, et jette son petit frère dans le vide. Il utilise l'action, pièce de résistance du film hollywoodien, pour mettre en scène Eros et Thanatos, la pulsion sexuelle et la pulsion de mort. Sous couvert de la lutte pour la survie propre et celle de l'humanité, il représente la transgression totale des interdits moraux : séduction du père, construction de la famille incestueuse, annihilation des parents et de la fratrie. Ferrara en arrive donc à représenter l'irreprésentable hollywoodien, celui qui s'attaque à toutes les valeurs morales, sous couvert de la trame narrative. Tout en s'intégrant au système hollywoodien, il l'enfreint, faisant ressurgir des tréfonds de l'inconscient ce qui est réprimé. Avec Body Snatchers, Ferrara opère un retour du refoulé dans la conscience de la société américaine. La transformation de Marti met par ailleurs en cause c'est la modification l'espèce entière.

"L'Œdipe est le point nodal autour duquel s'ordonnent les relations qui structurent la famille humaine, au sens large de la société toute entière." [34]

Body Snatchers, avec ses corps vides d'émotions, ses êtres dénués d'humanité, a une valeur d'avertissement : il ne faut pas perdre ce qui fait de nous des êtres humains - notre humanité. Mais Body Snatchers est avant tout un magnifique éloge du fantasme comme véhicule positif permettant d'exprimer des contenus inconscients.

"…le fantasme qui flotte librement, qui contient sous une forme imaginaire une large variété d'éléments qui existent dans la réalité, fournit au moi un abondant matériel sur lequel il peut travailler. (…) Freud disait que la pensée est une exploration des possibilités qui nous évite tous les dangers attachés à une véritable expérimentation." [35]
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Blackout : " n.m.inv. - 1941 ; angl. black " noir " et out " complètement ".
1.Obscurité totale commandée par la défense passive.
2.Silence gardé (sur une nouvelle, un décision officielle)." [36]

3. Mer, mère et oubli : la trilogie de l'inconscient

Alors que le constat ci-dessus, émis par le père de la psychanalyse, est à la base de Body Snatchers, c'est son contraire qui va être mis en scène par Ferrara dans The Blackout. Ici, la pensée n'est pas un outil d'exploration des potentialités du réel, seule l'action (notamment celle qui permet la jouissance) prime. Ce n'est qu'après le black-out que Matty, le personnage principal (interprété par Matthew Modine), va essayer de penser ce qui s'est passé, essayer de reconstruire l'évènement, de tester sa validité, sa réalité. Car le problème essentiel de cette pensée est de distinguer entre le vrai et le faux, le réel et le filmé, l'essentiel et son image.

The Blackout pénètre au-delà du fantasme, dans le délire. La pensée traduite par le délire, le délire pour retrouver l'image perdue qui est au centre du film : image oubliée ; image refoulée parce qu'appartenant à un temps originaire, lointain, le temps symbiotique de la mère et de l'enfant ; image dissoute dans les eaux du Léthé, les eaux de l'oubli. Ainsi, dans The Blackout, les motifs de la mer, de la figure maternelle et de l'oubli se fondent en un.

"Le mot " mer " vient du latin " mare ", apparenté au mot " Mater " = " mère ". Le mot " océan " vient du grec " okeanos " qui lui-même dérive de " okea " = " navire ", inspiré de " ochein " = " véhiculer." [37]

Les motifs maritimes apparaissent dès le début du film. La première image est celle de l'eau noire, opaque et sombre, de la mer. Les vagues sont ponctuellement éclairées de rais de lumière qui se reflètent sans pénétrer la surface. C'est sur un fond noir que va apparaître le titre, lettres blanches dont les caractères sont en fait emplis de " neige ", la neige de la pellicule vierge d'images. Ainsi, le black-out est signifié comme le moment où il n'y a pas d'images. Ce moment de noir absolu est lié à l'eau noire de la mer ballottée par le ressac. L'association avec la mémoire est renforcée par un voix-off, " I can't get over my life until I get over my past ". Le passé comme raison d'être, la mémoire comme objectif vital.

"Tout sort de la mer et tout y retourne : lieu des naissances, des transformations et des renaissances. Eaux en mouvement, la mer symbolise un état transitoire entre les possibles encore informels et les réalités formelles, une situation d'ambivalence, qui est celle de l'incertitude, du doute, de l'indécision et qui peut se conclure bien ou mal." [38]

Les motifs maritimes parsèment le film, toujours associés à la quête mnésique. L'eau artificielle des piscines lors de la fête décadente et orgiaque chez Mickey (Dennis Hopper), et en contrebas dans l'image finale de la séance de délire de Matty, semblent indiquer qu'il n'est pas encore entré en contact avec le souvenir expulsé de sa conscience. La proximité de la mer, arrière-plan omniprésent, est toujours modulée en rapport à Matty: plus lointaine sur le balcon chez les prostituées et davantage cachée encore par les voilages de sa chambre d'hôtel au début de sa quête mnésique; plus proche lors de sa rencontre avec Annie 2 (Sarah Lassez) ou lorsqu'il sollicite l'aide de Mickey, qui tous deux sont des pièces importantes du puzzle ; la mer aux pieds de Matty enfin, au commencement et à la fin du film, en une circularité nécessaire dans le parcours de retour à l'élément maternel.

Dans les scènes ultimes, l'élément liquide va finalement submerger la caméra (et Matty), image d'un homme qui se noie dans son propre psychisme comme le souligne Nicole Brenez [39]. C'est le cas également au cours de la scène dans laquelle Matty se drogue, les vagues préfigurant sous forme de flashes une iconographie maternelle régressive [40].

L'apparition de la mer est constante dans les songes où elle est, avant tout, l'image de l'inconscient collectif. Tel l'inconscient collectif, elle est source de toute régénération car l'eau en général, mais plus particulièrement la mer, est l'expression de " la profondeur maternelle et le lieu de renaissance. "

La mère, qui n'apparaît jamais et dont on parle peu, est pourtant une figure centrale, essentielle dans The Blackout. Matty établit des parallèles entre Annie 1 (Béatrice Dalle) et sa mère (qui, dit-il, ne répond pas, elle est comme Annie) au cours de sa thérapie. Plus tard, il sera encore plus clair au sujet de l'aspect maternel de sa relation à Annie 1 : " I want to say goodbye. I want to cut that cord, the umbilical cord. " Ce qui le lie à Annie est donc le premier lien, physique et symbiotique, à la mère. A travers sa relation à Annie (et probablement ses relations avec toutes les femmes), il ne fait que revivre sans fin un scénario d'abandon, son abandon par la mère. Ainsi, le bébé avorté était un garçon, un enfant mâle comme lui, notion reprise encore et toujours par la bande son. Si la relation à Annie prend la forme d'une réparation de l'abandon initial, il ne peut pas y avoir d'enfant entre eux. Un enfant signifierait à la fois l'objet-Matty réparé (ce qui est impossible, on ne revient pas en arrière) et l'abandon de Matty-adulte au profit de l'enfant. La relation bébé-Matty est clairement illustrée dans son rêve de Matty, qui fait correspondre à une image de lui-même baignant dans l'élément amniotique de la piscine, une image de bébé qui pleure. L'enfant que l'on commence à étrangler se change ensuite en Annie (la mère) que l'on étrangle ; cet enfant, c'est à la fois Matty, étouffé par sa mère et l'enfant dont Matty ne veut pas puisque celui-ci risque de prendre sa place. Ainsi, l'image véritablement refoulée serait celle de la mort de l'enfant (qu'il tue fantasmatiquement en rêve et réellement en poussant Annie à avorter), translatée en celle de la mort fantasmée d'Annie, également insupportable et donc translatée une fois de plus en celle d'Annie 2. Mais même ce substitut fantasmatique doit être mis de côté puisque pour Matty il n'y a pas fantasme, seulement l'action réelle.

En provoquant l'avortement, Matty porte atteinte à la fois à lui-même et à sa relation amoureuse. Ainsi, il se retrouve continuellement dans une situation d'abandon. N. Brenez explique que le délirant est perpétuellement à la recherche d'un objet perdu ou absent, qu'il tente de reconstituer fantasmatiquement, de détruire et d'endommager. Ce qu'il essaie de combler, ce manque, provient des toutes premières expériences avec la mère. Selon Bergeret, l'absence de la mère " ne permet pas à l'enfant de lier (c'est le temps du désir) l'attente pénible et les représentations de l'objet désiré." [42] De cette carence initiale découle une incapacité à distinguer entre réalité et fiction, ce qui est une autre problématique traitée par de The Blackout. Matty parle à plusieurs reprises de son incapacité à différencier la réalité de la fiction en se référant à son travail d'acteur (" I don't know the difference between life and acting anymore, you know. It's all started to blur together ") ou à sa propre image (" I started finding it hard to look at myself in the mirror. I didn't know who I was looking at anymore ").

"Incapable qu'il est de produire et de reconnaître comme siennes les représentations chargées de le signifier, le psychotique n'a pas la possibilité de séparer nettement la perception réelle du monde extérieur, de ce qui serait le résultat d'une activité de mentalisation figurant un désir (et reconnu comme tel) comme activité mentale d'origine interne. Il sera alors facilement le siège de la méprise hallucinatoire ou délirante qui ne fait qu'exprimer cette inaptitude à séparer le réel du fantasmatique non assumé comme tel (…)." [43]

Même lorsque Matty tente activement de se ressouvenir, les fragments qui viennent à sa conscience gardent les traces des transformations oniriques qui les ont marquées. Seuls les enregistrements font figure de preuve : enregistrements sonore ou visuel. L'image manquante pourrait être considérée comme résultant d'un refoulement, " processus actif destiné à conserver hors de la conscience les représentations inacceptables." [44] Mais le refoulement prend davantage ici la forme de ce que Freud a appelé Verwerfung, un concept défini comme un refus s'opérant sur le mode du refoulement. Mais c'est l'acceptation faite par Lacan de ce terme qui est ici intéressante :

"Pour J. Lacan, la forclusion est le mécanisme spécifique qui serait à l'origine du fait psychotique : rejet primordial d'un " signifiant " fondamental hors de l'univers symbolique du sujet. Ce signifiant fondamental est … la métaphore paternelle… Contrairement au refoulement, les signifiants sur lesquels portent la forclusion ne sont pas intégrés à l'inconscient du sujet et ne font pas retour de l'" intérieur ", mais au sein du " réel ". Ce retour au sein du réel du signifiant forclos explique le mécanisme de l'hallucination. Cette défaillance de la fonction symbolique du père entrave la promotion du sujet comme tel et explique son maintien dans une relation duelle aliénante à la mère (…)." [45]

Les premières acceptations du matériel forclos reviennent dans un rêve qui semble davantage être pour Matty une hallucination qui s'impose de l'extérieur qu'une construction onirique. Ces images sont tellement fortes qu'il ne sait pas lui-même si elles sont vraies ou non, se défendant de pouvoir faire une telle chose (ou d'avoir un tel fantasme) lors de sa session avec le psychanalyste. Pendant son délire, il reproduit les mêmes gestes et paroles que lorsqu'il était avec Annie 1, comme s'il hallucinait le réel, le passé.

"Le moi s'arrache à la représentation insupportable, mais celle-ci est indissolublement attachée à un fragment de la réalité, et, en accomplissant cette action, le moi s'est aussi détaché totalement ou partiellement de la réalité." [46]

Comme le souligne N. Brenez, Matty doit trouver le réel sous le fantasme, désintriquer les deux, intrication traduite sur le plan plastique par la surimpression des images. Ce n'est que lorsqu'il voit les images tournées par Mickey que Matty retrouve l'image manquante, lorsque les images vidéo opèrent ce retour au sein du réel. Encore faudrait-il être sûr que les images tournées par Mickey existent en tant que telles : images de jouissance, de délire orgiaque, images répétées et répétitives de ce que ressent Matty, visions fantasmatiques d'Annie et de leur couple. Ces images prennent une forme et une texture identiques à celles des fragments d'images laborieusement reconstituées du black-out [47], ce qui pour effet de les associer aux perceptions de Matty. Les images vidéo seraient ainsi la perception particulière de Matty, une perception fausse parce que le désir fantasmatique qu'elles expriment est pris par lui pour une réalité externe. C'est cette perception qui est alors gommée de sa mémoire, ce qui renvoie à la " neige " du titre : le black-out, c'est l'absence de perception de Matty, ici figurée comme film sans images.

Image et oubli renvoient continuellement à Mickey, Mickey qui n'est qu'une construction, un amalgame d'images sans substrat réel. Le pseudonyme Mickey Wayne, dans l'inconscient collectif culturel occidental, renvoie à l'amalgame de deux images hollywoodiennes devenues quasi-archétypales : celles de Mickey Mouse et de John Wayne. Plus loin dans le temps, Mickey, le détenteur des images et donc de la mémoire, rappelle la figure des aèdes de la Grèce antique, des poètes qui étaient les interprètes de Mnèmosunè. Mnèmosunè, Mémoire, est une divinité particulière : " la mémoire est une fonction très élaborée qui touche à de grandes catégories psychologiques, comme le temps et le moi. (…) Le pouvoir de remémoration … est une conquête." [48] L'aède, comme le devin, possède le don de voyance. Comme Mickey qui ne voit qu'à travers l'objectif de la caméra, ce don se paie dans l'histoire grecque au prix des yeux. Le pouvoir de voyance de l'aède porte sur le passé; Mickey sait tout, où se trouve(nt) Annie (1 et 2), et en particulier, quelles sont les images du black-out.

"Cette double vue porte en particulier sur les parties du temps inaccessibles aux créatures mortelles : ce qui a eu lieu autrefois, ce qui n'est pas encore. Le savoir ou la sagesse, la sophia, que Mnèmosunè dispense à ses élus est une "omniscience" de type divinatoire. (…) L'activité du poète s'oriente presque exclusivement du côté du passé. Non son passé individuel, ni non plus le passé en général comme s'il s'agissait d'un cadre vide indépendant des évènements qui s'y déroulent, mais l'" ancien temps ", avec son contenu et ses qualités propres : l'âge héroïque ou, au-delà encore, l'âge primordial, le temps originel. (…) De ces époques révolues le poète a une expérience immédiate. Il connaît le passé parce qu'il a le pouvoir d'être présent au passé. Se souvenir, savoir, voir, autant de termes qui s'équivalent." [49]

Au-delà d'une connaissance des images du black-out, c'est de la perception de l'abandon originel qu'il s'agit, celui de Matty par sa mère. Ce sont ces perceptions, réelles ou imaginaires, qui déterminent tout le complexe d'abandon de Matty ; celui-ci régit sa relation avec Annie 1, son fantasme de meurtre d'Annie 2, et donc les images forcloses.

"Le passé ainsi dévoilé est beaucoup plus que l'antécédent du présent : il en est la source. En remontant jusqu'à lui, la remémoration cherche non à situer les évènements dans un cadre temporel, mais à atteindre le fond de l'être, à découvrir l'originel…." [50]

Dans les rituels figurant la descente aux enfers, Mnèmosunè était toujours associée à Lèthè, Oubli, toutes deux étant des sources d'eau. Boire à Lèthè permettait d'oublier la condition humaine et d'entrer dans le domaine de la mort ; s'abreuver à Mnèmosunè mettait le consultant en mesure de se rappeler ce qu'il avait vu dans l'autre monde. C'est ainsi que dans les rituels, le consultant avait la révélation du passé et du futur. Lèthè est une eau de mort, alors que Mnèmosunè donne les clefs de ce qui en général demeure inconnu à l'homme. Mais pour que la connaissance ait lieu, il faut boire aux deux sources ; l'oubli est aussi nécessaire que la remémoration pour que cette connaissance du passé, du futur, en d'autres termes, de soi, puisse avoir lieu.

L'association entre oubli et mort est reflétée dans The Blackout par l'utilisation plastique récurrente du noir : les fondus au noir, absences de Matty ; le monochrome noir sur lequel apparaît le titre du film, annonçant le black-out central et la disparition finale ; "le noir comme processus d'extinction, comme aboutissement inéluctable de toute perception" [51]. Mais, contrairement aux croyances des grecs anciens, la remémoration ici n'apporte pas la solution au mal.

L'anamnésis, la réminiscence apparaît, dans une poésie d'inspiration morale et religieuse, déjà comme une sorte d'initiation. L'élu qui en bénéficie s'en trouve lui-même transformé. (…) La mémoire lui apporte comme une transmutation de son expérience temporelle. (…) Mnèmosunè, celle qui fait se souvenir, est aussi chez Hésiode celle qui fait oublier les maux." [52]

Ces attributs semblent renversés dans The Blackout : Matty ne peut vivre sans savoir, mais mourra de s'être rappelé. L'immersion de Matty dans la mer peut être comprise comme une régression vers le maternel. Ce retour à la mère signifierait l'acceptation par Matty de l'impossibilité de se séparer de la mère, l'arrêt de sa lutte pour réparer le manque initial, et donc l'abandon de la tentative d'individuation, en d'autres termes, la mort psychique.

"C'est du côté de l'enfant que l'on peut aussi trouver une image déformée de la mère et une attitude involutive sous la forme d'une fixation à la mère. Dans ce cas, la mère continue à exercer une fascination inconsciente, [qui] menace de paralyser le développement du moi… La mère personnelle recouvre l'archétype de la mère, symbole de l'inconscient, c'est-à-dire du non-moi. Ce non-moi est ressenti comme étant hostile, en raison de la crainte qu'inspire la mère et de la domination inconsciente qu'elle exerce." [53]

Ainsi, de la mer à la mère, de la mère à l'oubli, Ferrara nous ramène encore une fois à la mer ; de même, le film présente ce circuit en boucle comme l'expérience psychique de Matty, expérience circulaire dont il ne peut se tirer. Tout fonctionne à l'identique : il s'agit de plier le temps sur lui-même et de vivre dans une répétition involutive, la régression : trouver la mère [54]. Chez les grecs, cette expérience était appréhendée comme un phénomène positif : "En permettant à la fin de rejoindre le commencement, l'exercice de mémoire se fait conquête du salut, délivrance à l'égard du devenir et de la mort." [55] Mais le retour à l'élément liquide est montré ici comme un évènement destructeur :

"En négatif, l'eau peut commettre d'importants dégâts et, même, tout noyer sous sa masse. Ceci équivaut, sur le plan psychique, à un désordre au sein de la psyché pouvant aller jusqu'à la dissolution du moi, c'est-à-dire jusqu'à la démence." [56]

The Blackout, c'est la résolution négative de la relation à la mere, du ressouvenir, de l'advenir possible figuré par l'eau.

"Les eaux, masse indifférenciée, représentent l'infinité des possibles…. (…) S'immerger dans les eaux pour en ressortir, s'y dissoudre totalement, sauf par une mort symbolique, c'est retourner aux sources, se ressourcer dans un immense réservoir de potentiel et y puiser une force nouvelle : phase passagère de régression et de désintégration conditionnant une phase progressive de réintégration et de régénérescence." [57]
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De l'eau du bain à l'eau de mer, au liquide amniotique et au plasma gluant des cosses ; de la figure maternelle comme fantôme, obstacle oedipien ou manque ; du refoulement à l'oubli ontologique et à la forclusion, l'analyse des trois motifs met en évidence une grande variété et la richesse de chaque traitement filmique. La gradation du niveau de complexité entre le film " grand public " et le film dit d'auteur, en passant par le stade intermédiaire joignant les deux approches, fonctionne en relation avec l'audience à laquelle ces films sont destinés.

What Lies Beneath superpose un double niveau de lecture et un traitement thématique riches, basés sur des concepts psychanalytiques relativement fouillés. La notion psychanalytique centrale de refoulement est présentée dans sa version simplifiée, mais néanmoins très correcte, et qui peut être considérée comme faisant partie des connaissances générales de la société occidentale. Mais le travail sur ce concept au deuxième niveau de lecture, qui allie le refoulement primaire, la constitution de l'inconscient et le retour du refoulé, est bien plus conséquent.

De même, à travers l'exploration des thèmes classiques de la science-fiction sous l'angle passionnant de l'apport psychanalytique, la reprise par Ferrara de Body Snatchers diffère du traitement politique habituel qui en a été fait jusque là. La manière dont des concepts tels que le processus d'individuation, les problématiques œdipiennes et la résolution de celles-ci par traitement fantasmatique sont abordés dans ce film dénote une forte maîtrise des données psychanalytiques et de leur translation filmique. Les traitements visuels, plastiques et esthétiques de la représentation du corps humain et de sa transformation par le snatching sont systématiquement explorés et mis en relation l'un avec l'autre. Ferrara se permet également de réaliser avec Body Snatchers un film qui peut être entièrement compris d'un point de vue figuratif, celui du rêve ou du fantasme de Marti, sans pour autant compromettre la lecture classique indispensable au film destiné aux audiences de masse.

Le travail sur l'image atteint son paroxysme dans The Blackout, qui est la mise en image d'une expérience psychique, celle du délire et du trou noir. Tous les aspects filmiques sont travaillés en profondeur dans The Blackout: En termes psychanalytiques et psychiatriques, le film met en scène de manière très détaillée les symptômes cliniques du délire et de la forclusion. Ces symptômes sont traduits en termes plastiques par les différentes utilisations du noir, les motifs maritimes, la surimpression et l'intrication des images, et les figures du double. La structure de The Blackout réplique le fonctionnement psychique de Matty : son système de perception défaillant, la démultiplication des figures maternelles et relationnelles, le délire de la conscience et son naufrage dans un psychisme qui fait figure de gouffre sans fond. Les multiples confusions introduites par le délire, confusions présent-passé, intérieur-extérieur, avant-après, fantasme-réalité, se transmettent au spectateur qui doit à son tour mobiliser ses capacités psychiques pour désintriquer ce matériel délirant.

Ainsi, à partir de motifs universels tels que la mer, la mère et l'oubli, il est possible de mobiliser les capacités cognitives du spectateur plus ou moins intensément, de la simple absorption d'images à but divertissant à une participation active par la reconstruction d'images altérées par le dysfonctionnement psychique.


© Briana Berg, 2003

 

Footnotes

[1] Produit par deux compagnies de production françaises, CIPA et Les Films Number One, et une maison de production nord-américaine indépendante consacrée aux films à budget moyen, MDP Worldwide Entertainment Inc. ; distribué aux États-Unis par Trimark Pictures.
[2] Produit par 20th Century Fox, Dreamworks SKG et Image Movers, distribution américaine par Dreamworks.
[3] Produit et distribué aux États-Unis par la compagnie Warner Brothers.
[4] Le Nouveau Petit Robert, 1996.
[5] Jacques de La Rocheterie, La symbologie des rêves, Paris, Éditions Imago, 2001, p.103.
[6] Marie-Claire Ropars citée in Jacques Aumont et Michel Marie, L'analyse des films, 2e édition, Paris, Nathan Cinéma, 1988, 2002, p.84.
[7] Selon Jung, "psychologiquement, l'eau signifie: esprit devenu inconscient. " Carl Gustav Jung, cité in Jacques de La Rocheterie, La symbologie des rêves, op.cit., p.103.
[8] Carl Gustav Jung cité in Jacques de La Rocheterie, La symbologie des rêves, op.cit., p.106.
[9] Ibid., p.96.
[10] Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier. L'invention figurative au cinéma, Bruxelles, De Boeck Université, 1998, p.13.
[11] Jean Bergeret, in Psychologie pathologique, sous la direction de Jean Bergeret, Paris, Masson, 1972, 1995, p.94.
[12] Ibid., p.94.
[13] Ibid., p.95.
[14] Jean Bergeret, in Psychologie pathologique, op.cit., p.95-96.
[15] Ibid., p.95.
[16] Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p.395.
[17] Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p.197.
[18] Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier. L'invention figurative au cinéma, op.cit., p. 40
[19] Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, 1976, traduit de l'américain par Théo Carlier, Paris, Éditions Robert Laffont, 1976, p.18
[20] Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier. L'invention figurative au cinéma, op.cit., p.39.
[21] Jacques de La Rocheterie, La symbologie des rêves, op.cit., p.106-107.
[22] Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, op.cit., p.126.
[23] Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier. L'invention figurative au cinéma, op.cit., p.25.
[24] M. Houser, in Psychologie pathologique, op.cit., p.39.
[25] Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, op.cit., p.109.
[26] Nicole Brenez, De la figure en général et du corps en particulier. L'invention figurative au cinéma, op.cit., p.21.
[27] M. Houser, in Psychologie pathologique, op.cit., p.37.
[28] "Dans le sens proprement psychanalytique, opération par laquelle le sujet expulse le soi et localise dans l'autre, personne ou chose, des qualités, des sentiments, des désirs, voire des " objets " qu'il méconnaît ou refuse en lui. " Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p.344.
[29] M. Houser, in Psychologie pathologique, op.cit., p.39.
[30] La dimension verticale de la forêt s'oppose à l'horizontalité des stores, soulignant plastiquement l'opposition thématique entre filiation et individuation.
[31] Paul Dubor, in Psychologie pathologique, op.cit., p.187.
[32] Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p.109
[33] Ibid., p.108.
[34] M. Houser, in Psychologie pathologique, op.cit., p.32.
[35] Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, op.cit., p.185-186.
[36] Le Nouveau Petit Robert, op.cit.
[37] Jacques de La Rocheterie, La symbologie des rêves, op.cit., p.167.
[38] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Éditions Robert Laffont et Éditions Jupiter, 1969, 1982, p.623.
[39] Nicole Brenez, Cours sur le cinéma américain contemporain, Université de Paris 1, 2002-2003.
[40] Nicole Brenez, Cours sur le cinéma américain contemporain, Université de Paris 1, 2002-2003.
[41] Carl Gustav Jung cité in Jacques de La Rocheterie, La symbologie des rêves, op.cit., p.168.
[42] Paul Dubor, in Psychologie pathologique, op.cit., p.178.
[43] Ibid., p.180.
[44] Jean Bergeret, in Psychologie pathologique, op.cit., p. 95.
[45] D. Marcelli, in Manuel alphabétique de psychiatrie, sous la direction d'Antoine Porot et al., Paris, Presses Universitaires de France, 1952, 1996, p.272.
[46] Sigmund Freud cité in Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p.165, note 2b.
[47] Celles de Mickey qui porte le corps d'Annie 2 dans l'immeuble en construction.
[48] Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Paris, Librairie François Maspero, 1965, p.52.
[49] Ibid., p.53-54.
[50] Ibid., p.57.
[51] Nicole Brenez, Cours sur le cinéma américain contemporain, Université de Paris 1, 2002-2003.
[52] Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les grecs. Études de psychologie historique, op.cit., p.59.
[53] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op.cit., p. 626-627.
[54] Nicole Brenez, Cours sur le cinéma américain contemporain, Université de Paris 1, 2002-2003.
[55] Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les grecs. Études de psychologie historique, op.cit., p.68.
[56] Jacques de La Rocheterie, La symbologie des rêves, op.cit., p.105.
[57] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, op.cit., p.374.